• COLLECTION DES CLASSIQUES POPULAIRES RACINE LES CLASSIQUES POPULAIRES Pablirs sons U dirrction et M. Kmilp KAGliKT DB L'ACADKMIB FKANÇAI8B Prix de chaque voluine, broché 2 » — — cart. soupir, Ir. rouffps, 2 76 Chuqiie volume contient tle n«tnilireiiKeN illiiatrationn. '~^\JIlil, àl.Sorboniif.t ...I. FK\KI ()\ ^" ^ """ 1 lji.1 1j1jV7.^, lAcdimit c CoUkT, r«Uor d» l'Actilitr.U d* HordMDi, 1 toI ii()MKi{i:,r;, Il KR( n)( HE, ^" ,L-jr.'X:-^z lom aa L^cé* Charlemiiiit , I
    l(. 1 \7 A V'PirC parLocim Hiabt. laortal l^r^lV > /\.i.> 1 I^>-^, J«l'Acad«mi«tnnçait.', Sli AK ESPE A RE, -^L.irW'.^.'î.r l'twar an Collège de France. 1 lol. z"» /y" Il I L' par FiRBcni, inapecUor général VJvJl» 1 111-j, d« rinatmcUaD publique. LA "poésie lyrique EN FRANCE AU MUYKN AGK. par L. CLtDtT, dojan di la FacnlU dei Lntrea dt Lyon, 1 toi. LE ÏIlEATREF:iN FRANCE AU MOYKN A(1E, parUMew». 1 >ol LES CHRONIQUEURS , par A. DciiDoun, Intptcltor général dt i'Iot- tr»clion publM;»'. PHaaitK »»I«I« CiOAardtiim; — JoiHulle, l»ol. Diuxitaa ttKK : Froittari; —Commmt,, 1 toi. R\ n 1/ 1 V I^ P*' EaiLC CiiiHanT, de .•\l)l^L!• docttar *i Lttirri, ar aqr^i an Ljcr.,'^,Mionqot aa Lyc*« Henri IV, dacuar éi Ltttrn, I toi. Rfkll KVJ' P«r P. «ORILLOT, pTotetae..r DUI1jI-..\ U, « 1. Facaliéde» Lalirtf de Oraaokit, 1 toI. M- DE SEVIGNE.-U- Uaréai do l'Acadéato Iraafuse, t toi rectour de dt Bor.ieaax, la' rruyi^re, ''•:„'i""4^rd:: Lelirt«,d*ctrar éa Leitrtt, 1 toi. S \ I \ T-S I M ( > \ P»r J- 0» r.RoiAta, collé dttLeltrta de Grenoble, I toi. Ixlli 1 Z(, p„ Q„ MoRa»no. 1 toi. LA ROCHEFOUCAULD.,., Félii HtaoM, inip«clesr général dt l'Inatraclioa pabllqae. 1> \ << ^ A T P*r Mtunici Sodriau, prola*- A.^luALi, '^ u„ k n;nittr»iU ■ m- R \ \ ( i F R ''" *^'' CanatinT. abrégé .M.\.>llljl\, j, IX'ni.tniU. doclear et Ltllrtt, Intpecirnr d'Académie AUGUSTIN THIERRY, ,„ F. TalxariK, proleiitar agrégé 41iiiMrt , I toi. MH'MI'^I FT ^" ^- r.oRRt»«D,proi... M l\ jUIjLjI^ i , „„ ,j,4g^ dhiatoift aa Lycét Cbarlemagne, 1 toi. I' 1 1 I l/ U C par EoaaH ZitoRT, rtcutar dt Illl^lti.^, l'Acadé«lt dt Caeii, 1 toi. GITiyHT f" '• <» CROIAIJ, prolaueur t Ul^'7 1, 1, p,„|,^ „, Le,,,,, ,,, Grtnoblt, 1 toi. ALFRED DE MUSSET, ,., A Ci-ATtAD. aacitn éUit d* l'Écolt aonaala lop^nenra, I toi. EMILE AUCilER. '"/o.tîiir;; rfaétoriqoe to Lycée Condorctt, 1 toi. Tous lea Tolames ont btk honores d'ane souscription du Ministère de rinstmotlon publique. I)'.i]irt's Samii'.iik. Jiravr jiar Rmciiakt, A/ * / COLLECTION DES CLASSIQUES POPULAIKE-^^ 4 1972 A<- RACINE PAUL MONCEAUX ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE /V/PROFESSECR OE RHÉTORIQUE AU LYCÉE HENRI IV, DOCTEUR ES LETTRES Un volume orné de deux portraits et de plusieurs reproductions d'après GRAVELOT NOUVELLE EDITION ^ PARIS .:-> SOCIÉTÉ FRANÇAISE DLMPRDIERIE ET DE LIBRAIRIE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIX ET C'« 15, RUE DE CLUXY, 13 WBLIOTHECÀ Digitized by the Internet Archive in 2010 witii funding from University of Ottawa littp://www.arcliive.org/details/racineunvolumeorOOmonc CHAPITRE PREMIER L'HOMME En 1694, à l'âge de cinquante-cinq ans, Racine écri- vait dans un de ses beaux Cantiques spirituels : Mon Dieu, quelle guerre cruelle ! Je trouve deux hommes en moi : L'un veut que plein d'amour pour toi Mon cœur te soit toujours fidèle. L'autre, à tes volontés rebelle, Me révolte contre ta loi. L'un, tout esprit et tout céleste. Veut qu'au ciel sans cesse attaché, Et des biens éternels touché, Je compte pour rien tout le reste ; Et l'autre par son poids funeste Me tient vers la terre penché. Hélas ! en guerre avec moi-même, Où pourrai-je trouver la paix ? Je veux et n'accomplis jamais. RACINK Je veux, mais, ô misère exlr^me ! Je ne fuis pas le bien que j'aime, El je fais le mal que je hais (1). On raconte que Louis XIV, en entendant chanter ces strophes, se tourna vers M"'" de Mainlenon et lui dit : « Madame, voilà doux hommes que je connais bien. » Le Uoi avait sans doute de bonnes raisons pour s'appli- quer ;\ lui-mt'^me les vers du poule. Mais celui que nous peignent surtout ces belles strophes, c'est l'auteur du cantique, c'est Racine. Il y eut réellement deux hommes en lui : le poêle, passionné pour la gloire et les plaisirs profanes, né pour rire, pleurer ou chanter, gai compagnon, mondain accompli, courtisan habile; et le chrétien, sérieux jus- qu'à l'austérité, pieux jusqu'au scrupule dévot, qui fut élevé à l'orl-Hoyal el voulut y être enterré, qui a d(uiné au jansénisme toute son àme elqui a mérité d'être ins- crit au nécrologe des solitaires. Le dévot condamnait sans merci tout ce qu'entre- prenait et rêvait le poète. Toujours Racine se déballit entre ces deux instincts, de force presque égale, dont chacun l'emporta tour à tour, mais sans jamais détruire l'autre : c'est là le secret de tous les contrastes de sa vie, de ses joies et de ses tristesses, peut-être aussi de son génie. (1) Il va Bans dire que. pour cette citation, comme pour toutes les sui- vantes, BOUS nous conformons au texte adopté dans l'éditiondes Granaa écrivains 4e la France (^(Eurret de Racine, par Paul Mesnard, 8 vol., Hachette, 1-65-1873). — Sur la vie et l'oeuvre du poète, vojez : Sainte- Beuve, l'ort-l{oi/al, tome VI ; Nisard, Uhloire de la liltéralure française, tome III ; Taine, Nouveatix es%ais de critique et d'histoire ; Deltour, Let ennrtnis de Racine au XVII'iiecle; Deschanel, Le romantitme des clat- sique* ; — liacine, 1884 (cf. l'article de Hrunetid-re dans la Revue des DeuT-Mondes, Iw mars 1884); Brunetière, Etudes critiques sur l'Iiistoire de la littérature française ; Histoire et littérature ; Les époques du théâtre frauçais ; Fapuet, Les grands maîtres du XVII* siècle ; Lemaitre, Impressions de théâtre; Robert. Etuilr sur le système dramatique de Racine, I&IK) (cf. l'article de Lansos dans la lievue bleue ^\x 11 février 1691). nrCATION LTTTERAirvE l'i^ducation littéraire et l'éducation mondaine. — l'élève de port-royal et le bel esprit.] C'est le chrétien qui domina d'abord, pendant toute l'enfance et la première jeunesse. Avant de naître, Jean Racine appartenait à Port- Royal. Sa famille, une bonne famille bourgeoise de la Ferlé-Milon, qui avait des prétentions à la noblesse, était depuis longtemps en relations avec la célèbre abbaye. Une de ses grand'tantes y était religieuse. Une de ses tantes se préparait à y faire profession, Agnès Racine, plus tard abbesse sous le nom d'Agnès de Sainte-Thècle. Un de ses cousins Vitart était aux Petites^ Ecoles. En 1638, un an avant la naissance de Racine, quand Richelieu emprisonna Saint-Cyran et dispersa les solitaires, c'est à laFerté, chez madame Vitart, la mère de leur élève, que se réfugièrent Lancelot, Antoine Le Maistre et de Séricourt. Et l'année suivante, en août 1 639, quand ils purent retourner à Port-Royal des Champs, ils emmenèrent comme intendant M. Vitart père, qui avec sa femme et ses enfants s'installa dans un petit logis voisin de la porte du monastère. Plus tard enfin, la grand'mère paternelle de Racine, Marie Desmoulins, devenue veuve, prit le même chemin. Presque toute la famille se trouva donc comme transplantée à Port-Royal. Aussi la place de Racine y était marquée quand il naquit à la Ferté le 22 décembre 1639. Orphelin à trois ans, il fut recueilli par sa grand'mère Marie Desmoulins. Vers douze ans on Tenvoya au collège de la ville de Beau- vais, maison amie de Port-Royal. A seize ans, en 1655, il fut admis à l'école des Granges, que dirigeaient Lan- celot et Nicole, et oiî il reçut aussi des leçons d'Hamon et d'Antoine Le Maistre. 11 y vécut trois années, tran- quille et studieux, malgré les persécutions nouvelles 1* 10 P>ACIN'E qu'allirait sur le vallon janséniste la terrible ironie des Provinciales. Il avait de seize à dix-neuf ans, l'Age où riiommo commence à se dessiner dans l'enfanf, et il travaillait là sous la direction toujours éveillée de maîtres incomparables. Aussi conservera-l-il jusqu'à son dernier jour la marque de Porl-Uoyal. Il en aura la dévotion éclairée, la droiture et le jansénism»' trtu. 11 en aura aussi l'instruclion solide. Pendant son séjour aux IV'lites-Ecoles. Racine a lu l't annoté tous les clas- siques anciens, d'Homère à Plutarque et à saint Basile, de Térence à Sulpice Sévère. Il y apprit le grec comme au xvn* siècle on ne l'apprenait que là ; et la tradition nous le montre récitant ^av cœnv Théagène et Chariclée^ ou s'égarant dans les bois un Sophocle à la main. Hel- léniste et janséniste, voilà ce qu'était déjà Uacine en quittant ses maîtres de Port-Royal. Mais déjà dans l'âme de ce jeune homme studieux, de cet élève favori des solitaires, grondait l'amhilion poétique. A cette imagination curieuse ne suffisaient plus les exercices d'école. Il composait une élégie latine sur les malheurs de Port-Royal. Il paraphrasait en vers français les Ui/mties du bréviaire romaiti et y montrait assez de talent pour éveiller chez M. de Saci, l'inter- prète attitré des Livres saints, comme un semblant de jalousie. Il osait même écrire, sous le nom de Prome- nade lie Port-Royal de^ C/iamps, sept grandes odes (jui attestent un réel sentiment du rythme et du paysage. Jusqu'ici les maîtres applaudissaient, puisque tout allait à la gloire de Dieu et de Port-Koyal. Ils se seraient inquiétés sûrement s'ils avaient connu le ton léger et railleur des billets en vers que leur élève adressait à son cousin Antoine Vitart. Il est évident que déjà leur p«?//so mieux i:t)U>()U r ilt; uiou élni- giiouuMil de Paris : je uîiin;ii;ine mt''mo ^t égale- ment profane, selon vos maximes. Il avoue aus-i, dans une lettre, qu'il a été dans le dérèglement, et qu il s'est retire chez vous pour pleurer ses crimes. Comment donc avez-vous KirPTURE AVEC PORT-ROYAL. 19 souffert qu'il ait tant fait de traductions, tant de livres sur les matières de la grâce ? Ho ! ho ! direz-vous, il a fait aupa- ravant une longue et sérieuse pénitence. Il a été deux ans entiers à bêcher le jardin, à faucher les prés, à laver les vaisselles. Voilà ce qui Ta rendu digne de la doctrine de saint Augustin. » En transfuge qu'il était, Racine connaissait les points faibles : il frappait à coup siir, car il était de la maison. Jamais vraiment on n'a mis plus d'esprit et de grâce au service de tant de méchanceté. Le pamphlet de Ra- cine jeta l'émoi dans le camp janséniste. Deux réponses parurent, toutes deux assez faibles. On les avait oubliées déjà, quand Nicole, en 1667, eut l'idée malheureuse de les réimprimer, avec un Avertissement, dans une édition des fmagiîiaires. Fort-Royal risquait de payer cher cette nouvelle imprudence. Racine avait préparé une Lettre aux deux apologistes de tauteur des Imaginaires, un second pamphlet aussi spirituel et peut-être encore plus mordant que le premier : il y jetait à pleines mains le ridicule sur ses contradicteurs et sur tout le parti jan- séniste. Messieurs, disait-il, « Messieurs, vous ne considérez pas que M. Pascal faisait honneur à Port-Royal, et que Port-Royal vous fait beau- coup d'honneur à tous deux. Croyez-moi, si vous en êtes, ne faites point de difficulté de Favouer, et, si vous n'en êtes point, faites tout ce que vous pourrez pour y être reçus : vous n'avez que cette voie pour vous distinguer. Le nom- bre de ceux qui condamnent Jansénius est trop grand : le moyen de se faire connaître dans la foule? Jetez-vous dans le petit nombre de ses défenseurs; commencez à faire les importants, mettez-vous dans la tête que l'on ne parle que de vous, et que l'on vous cherche partout pour vous arrêter; délogez souvent, changez de nom, si vous ne l'avez déjà fait; ou plutôt n'en changez point du tout; vous ne sauriez être moins connus qu'avec le vôtre; surtout louez vos Mes- sieurs, et ne les louez pas avec retenue. Vous les placez justement après David et Salomon; ce n'est pas assez : met- tez-les devant, vous ferez un peu souffrir leur humilité; mais ne craignez rien: ils sont accoutumés à bénir tous ceux qui les font souffrir. » 20 RACINE Racine sonj2^eait à publier ensemble ses deux letlres ; il rédigea m^Miie une préface, pleine de traits méchants (1667). Heureusement Uoileau était là, qui eut le cou- rage de la franchise . « Ces œuvres, dit-il à son ami, fout honneur à votre esprit ; mais elles n'en font pas à votre cœur. » Racine comprit, et la seconde lettre ne parut point. Mais le mal était fait; en rompant avec Porl-Royal, le poète avait renié son passé et meurtri son idéal. En ces années de sa jeunesse triomphante, au lende- main des pamphlets et d\indromnf/i/p, Racine fut un railleur imj)iloyable. Malheur à qui lui barrait le chemin de la fortune et de la gloire ! Il ne ménageait pas plus Corneille que Chapelain, Molière que Quinault. ('outre les jalousies et les critiques il se défendait à l'emporte- pièce, par de sanglantes épigrammes. Pour se venger des ennuis d'un procès, il osa renouveler au théâtre les audaces de l'ancienne comédie athénienne. Pour bien comprendre les Plaideurs (1668), il faut se rappeler ce que Racine a voulu faire, non point une vraie comédie, mais une farce boutTonne et satirique, que devait jouer Scaramouche. Il venait d'avoir un long procès au sujet d'un des bénéfices que cherchait à lui faire obtenir son oncle d'Uzès. Il avait le bon droit pour lui, ou croyait l'avoir : il perdit sa cause. Pauvres juges ! ils allaient être bien punis de leur imprudence. On parla beaucoup de l'aventure dans les folles réunions des cabarets à la mode. Racine venait de découvrir le monde de la chi- cane : il en raillait les ridicules avec tant de verve, que ses amis l'engagèrent à écrire là-dessus une fantaisie satirifjue. Aristophane, avec ses Guc/>es, fournit le cadre, l'idée du juge maniaque, le procès des petits chiens, et un certain nombre de vers amusants ; les vieux con- teurs français apportèrent le nom et quelques traits de Dandin, de Chicanneau : Boileau raconta une scène grotesque entre plaideurs aont il avait été témoin chez son frère le greffier ; un conseiller au Parlement donna le jargon du Palais; Furetière prêta plusieurs détails d'après Grarelot. LES TLAIDEURS. LA FARCE DES PLAIDEURS 23 de son Rojnan bourgeois. Racine ajouta le portier de juge, les avocats, l'amourette indispensable ; et de tous ces éléments sa rancune et son instinct satirique firent la plus énorme et la plus charmante bouffonnerie, la plus amusante charge de la justice du xvii" siècle. Tout le Palais y passe, avec ses procès interminables et rui- neux, avec sa langue inintelligible aux profanes, avec ses originaux égoïstes et rapaces. Tous les personnages sont des caricatures, mais de types bien vrais alors. Dandin est le juge vénal, qui tient un registre exact des cadeaux et des étrennes, pour qui le Palais est un champ d'exploitation, chez qui la longue pratique du mé- tier a brouillé toutes les notions de bon sens et d'équité : Du repos ? Ah ! sur toi tu veux régler ton père ? Crois-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère. Qu'abattre le pavé comme un tas de galants, Courir le bal la nuit, et le jour les brelans? L'argent ne nous vient pas si vite que Ton pense. Chacun de tes rubans me coûte une sentence. Marche vous fait honte: un fils de juge! Ah ! fi! Tu fais le gentilhomme : eh ! Dandin, mon ami. Regarde dans ma chambre et dans ma garde-robe Les portraits des Dandins: tous ont porté la robe ; Et c'est le bon parti. Compare prix pour prix Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis : Attends que nous soyons à la fin de décembre. Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre. Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés, A souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés, Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche, Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche 1 Voilà comme on les traite. Dans la femme de Dandin, la pauvre Babonnette, assidue à toutes les audiences, les contemporains re- connaissaient la femme du lieutenant-criminel, M"® Tar- dieu, qui par mégarde emportait régulièrement les ser- viettes du buvetier : La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j'y pense, Elle ne manquait pas une seule audience ! 24 RACINK Jamais, au grand jamais, elle no me quilla, VA !)i(Mi sait lii(Mi snnvonl ce. qu'ollo «mi rapporta Illli' t'i'il du Nuvclicr (Miiporlc les serviellcs, Pluliit ([uo de rentrer au logis les mains nelles. El voilii comme on lait les bonnes maisons. Et, comme il arrive, Léandre, le fils uu jugo avide et lie la femme rapace, se charge de venger la morale en faisant sauteries «^ciis paternels. S'il y avait des avocats à la première représentation des Plaideurs^ plus d'un put se reconnaître dans les plaidoyers de Petit-Jean et de rintim(^. Une des grandes tirades est imitée du dchul d'un discours de Gicéron, le Pro Quinlio, qui avait déjà servi au Palais, et tout récemment dans le procès d'un pâtissier contre un boulanger. Dressé par Uacin«r à prendre différents tons, l'acleur qui jouait l'Intimé parodiait successivement les glorieux avocats du Palais, et Gaultier surnommé la Gueulr, et M. de Montauban, un ami du poêle, peut-être même Patru et Le .Maislre , un juge qui aurait sommeillé pendant les deux premiers actes, se réveillant tout à coup comme Daudin, se fût vraiment cru à l'audience. Il y a aussi bien des traits de vérité dans Petit-Jean, ce portier de juge, qui a l'aul si éveillé sur ses petits prolits et n'ouvre la porte qu'à bon escient, ou dans ce sergent de justice que joue rintiiiié et dont le dos supj)liant appelle les coups de bâton. Huant aux plaideurs, ils ont été dessinés d'après nature. Cbicanneau, qui connaît si bien les moyens d'alt»'ndrir les juges, les procureurs et les clercs de procureur, était alors président à la cour des Monnaies; et la comtesse de Pimbesche, grondeuse, acariâtre et têtue, portait le mas(jue sur Toreille et l'habit couleur de rose sèche d'une plaideuse acharnée, célèbre au Palais, la comtesse de Cressé. Corneille même avait son compte, et plusieursde sesvers y étaientdrrtlement paro- diés. Une verve étourdissante animait celte satire en trois actes, ce croquis en charge du Palais, tout en épi- grammes, en parodies et en caricatures. Et par là les d'andromaque a peindre 25 Plaideurs se rattachent directement aux pamphlets contre Nicole. En se moquant des juges et des avocats de son temps, Racine était dans son droit. En attaquant, en ridicu- lisant ses maîtres de Port-Royal, il avait mal agi. En se séparant d'eux, il risquait de mutiler son génie. Pen- dant dix ans, les intérêts de ce sacrifice lui furent lar- gement payés, sinon en bonheur, du moins en gloire. C'est l'époque de sa plus grande dissipation, de ses liaisons banales avec la Du Parc et la Champmeslé, de sa rivalité avec Corneille, de ses colères contre d'in- justes et jalouses critiques; mais c'est aussi l'époque de ses triomphes. Presque chaque année est marquée par un chef-d'œuvre. Andromaque (1667) fait autant de bruit qu'autrefois le Cid. Comme ses ennemis affectent de ne voir en lui que le peintre de l'amour. Racine leur répond par Britannicus (1669). A la demande de la duchesse d'Orléanri, il compose la charmante élégie de Bérénice^ et du même coup bat Corneille (1670). Puis il s'enhardit : il évoque l'Orient dans toutes ses violences sensuelles et ses ruses, l'Orient moderne avec Bajazet (1672), l'Orient d'autrefois d,\QC Mithridate {{Ç)l?>). En même temps, Racine force les portes de l'Académie (1673). Alors, dans toute la maturité de son talent, il revient à la Grèce. Hans Iphigéf lie (1674), il ose lutter directement avec Euripide. Dans Phèdre [i&ll), il se surpasse lui-même ; bien plus, il mérite Tapprobation du grand Arnauld. C'est que Racine a eu beau se sépa- rer violemment des maîtres de sa jeunesse. Même en travaillant pour le théâtre qu'ils condamnent, il leur doit quelque chose : d'abord cette conscience littéraire qui a donné tant de solidité à son œuvre ; puis, une idée qui circule à travers tous ses drames, qui en explique en partie l'émotion, la profondeur et la vérité, l'idée janséniste de l'incurable faiblesse humaine. EACINB. 1:6 RACINE III DEUXIKMK ORISE : CONVERSION F.T nKTRMTR, Au fonil, après comme avanl les démêlés avec iN'icole, ^t on dépit des apparences, Racine avait toujours élé t.\o Porl-Ûoyal. nefoulé par l'ambilion iitléraire, mal- mené même dans les jours de colère, le dévot vivait encore en cette âme et guettait dans l'ombre, prêt à profiter d'une défaillance du poêle. Après Plii-drc, une nouvelle crise éclata, plus violente encore que celle des pamphlets : ce fut la revanche de Nicole. Racine fut pris d'un immense dégoût de la vie qu'il menait depuis dix ans. Il s'était donné tout entier aux choses profanes, il avait voulu ne songer qu'au thé;\lre ; et voici que les choses profanes lui manquaient, quv le théâtre menaçait de trahir ses ambitions. Ses ennemis, qui un instant avaient paru désarmer, revenaient à la charge, plus nombreux, plus acharnés, mieux disci- plinés que jamais ; même des grands seigneurs et des grandes dames entraient en campagne ; et l'hùtel d»* Bouillon devenait le centre des cabales. A |)rix d'ar- gent l'on faisait le vide autour du nouveau chef- d'œuvre ; quelque temps on en rendait le succès dou- teux. Injure suprême ! à la Phèdre de Racine on oppo- sait, on affectait de préférer celle de Pradon. Au moment où le poète semblait atteindre la perfection de son art, on remettait tout en question, jusqu'à son talent. Sensible et irritable comme il l'était, prompt au découragement, ce fut pour Racine une cruelle décep- tion. 11 lit un retour amer sur son passé : il vit claire- ment la vanité do tout, même de la gloire. Kn vain il essaya, dans la préface de Phèdre, de prouver la mora- lité de son théâtre et de « réconcilier la tragédie avec quantité de personnes rélêbr«'S par leur [)iété et leur doctrine ». 11 réussit à convaincre le grand Arnauld, CONVERSION ET RETRAITE 27 mais non pas à se convaincre lui-même tout à fait. Dans ce dégoût de tout. Dieu gagnait ce que perdait le monde. La tante du poète, la Mère Agnès, comprit que l'heure était venue pour elle de l'espérance et du pardon : elle intervint et cette fois fut écoutée. Racine avait trente-sept ans : sans arrière-pensée aucune, il renonça au théâtre, aux nouveaux drames rêvés dont il avait esquissé le plan et même écrit quelques mor- ceaux, une Iphigénie en Taunde, une Alceste. Il revint à Port-Royal, à la foi de son enfance qui sommeillait en lui. Dans l'emportement de sa conversion, il voulut se faire chartreux. Des gens sages, qui le connaissaient bien, combattirent cette résolution : il était fait pour le monde, c'est là qu'il devait travailler à son salut. On lui en indiqua le plus sûr moyen : on lui conseilla de fixer sa vie en se créant des devoirs précis. Le l^'juin 1677, le poète épousait Catherine de Romanet, une personne pieuse et douce, plus que simple, dont il eut cinq filles et deux fils. C'en est fait maintenant du métier de poète, des ambi- tions et des nervosités d'artiste. Dans l'homme mûr reparaît l'enfant sérieux de Port-Royal. Racine désor- mais est tout à ses devoirs de chrétien et de chef de famille. Il eut à peine besoin de demander le pardon de ses anciens maîtres. Il était rentré dans le droit chemin : on l'accueillit à bras ouverts. Pour apaiser Arnauld, Boi- leau n'eut qu'à lui porter un exemplaire de Phèdre ; le théologien fut ravi d'y trouver exprimée en beaux vers sa doctrine favorite que l'homme est faible et ne peut rien sans la grâce. Quant à Nicole, il avait depuis long- temps oublié les pamphlets. Dans la suite, Racine n'eut pas d'amis plus fidèles que les pieux solitaires. Il ren- dait souvent visite à Nicole, et il l'assista avec beau- coup de dévouement dans sa dernière maladie. Arnauld était loin d'ordinaire, presque toujours en exil ou caché: Racine lui envoyait ses écrits, lui rendait cent petits services ; il le loua plus d'une fois en termes 28 RACINE émus, composa de beaux vers pour un de ses portraits, plus tard une inscription pour sa tombe ; il fut [)res(jue seul à accompagner son corps au cimetière de l*ort- Uoyal. Voici comme il parle de lui dans son Histoire de lahboyc : « Il est bon d'oxpbquer ici ce que c'était que M. Arnauld, qu'on faisait l'auteur et le chef de toute la cabale. « Tout le monde sait que c'était un génie admirable pour les lettres, et sans bornes dans l'iMcndiK' de ses (.•onii;iis- sances; mais tout le monde ne sait pas, ce qui est pourtant très véritable, que cet homme si merveilleux était aussi riionime le plus simple, le plus incapable de tînesse et de dissinnilation, et le moin> propre, en un mot, à former ni à conduire un parti; qu'il n'avait en vue que la vérité, et qu'il ne gardait sur cela aucunes mesures, prêt à contredire ses amis lorsqu'ils avaient tort, et à défendre ses ennemis, s'il lui paraissait ({u'ils eussent raison; qu'au reste, jamais llu'o- logien n'eut des opinions si saines et si pures sur la soumis- sion qu'on doit au Roi et aux puissances; que non senle- rnent il était persuadé, comme nous l'avons déjà dit, qu'un sujet, pour quelque occasion que ce soit, ne peut point s'é- lever contre son prince, mais qu'il ne croyait pas même que dans la persécution il pfll murmurer. » Jamais plus ne se démentit le dévouement de Racine au monastère de Porl-lloyal. Le 17 mai lti79, il était là, en prières dans l'église, quand rarchevèque de Paris, .M. de llarlav, vint annoncer et diriger une persé- cuiion nouvelle. Lorsque la Mère Airnès de Saitile- Thècle fut élue abbesse, Racine devint l'ambassadeur ordinaire de l'ort-Royal à rarcbevêché et à la cour. Il nés^ocia souvent pour les religieuses auprès de M. de Har lay et de M. de Noailles. Il rédigea pour elles un nv-moire apologétique. Il consentit même, dans leur intérêt, à mettre sa plume alerte et mordante au service de rarchevèque de Paris contre Fénelon, ami des jésuites et adversaire déclaré des jansénistes. Kniin il consacra les dernières années de sa vie à une Histoire de Port-Royal, où il répondait aux caloDinies par ce magnifique éioge : CONVERSION ET RETRAITE 29 « Il n'y avait point de maison religieuse qui fût en meil- leure odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyait au dehors inspirait de la piété. On admirait la manière grave et touchante dont les louanges de Dieu y étaient chantées, la simplicité et en même temps la propreté de leur église, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le peu d'empressement des Religieuses à y soutenir la conversation, leur peu de curiosité pour savoir les choses du monde et même les atïaires de leurs proches; en un mot, une entière indifférence pour tout ce qui ne regardait point Dieu. Mais combien les personnes qui connaissaient l'intérieur de ce monastère y trouvaient-elles de nouveaux sujets d'édifica- tion ! Quelle paix ! quel silence ! quelle charité ! quel amour pour la pauvreté et pour la mortification ! Un travail sans relâche, une prière continuelle, point d'ambition que pour les emplois les plus vils et les plus humiliants, aucune impa- tience dans les sœurs, nulle bizarrerie dans les Mères, l'obéissance toujours prompte et le commandement tou- jours raisonnable. » .;^ Racine fit si bien qu'à la cour il se rendit suspect de jansénisme. H avait rédigé plusieurs épitaphes pour le cimetière des religieuses, oiî l'avaient conduit bien des visites et des retraites : c'est là qu'il voulut être enterré. Par tant de bienfaits il mérita qu'on inscrivît au nécro- loge du monastère : « M. Racine^ poète, solitaire de Port-Royal D. II porta le même dévouement actif, la même concep- tion élevée du devoir, la même grâce sérieuse dans sa vie de famille et dans ses relations d'amitié. Il s'est peint lui-même, sans y songer, dans sa correspondance avec son fils Jean-Baptiste et avec Boileau. A son fils, dont il dirigea l'éducation avec la sévérité émue d'une clairvoyante affection, il donne des conseils pleins de bon sens ; il cherche à lui inspirer le goût des choses sérieuses ; des camps de Flandre on il a suivi le Roi, de Fontainebleau ou de Marly, il corrige ses versions, surveille ses lectures et ses liaisons. II lui écrit un jour de Fontainebleau (4 octobre 1692) : « Je suis fort content de votre lettre, et vous me rendez un très bon compte de votre étude et de votre conversation 30 RACINE avec M. Despréaux. Il serait bien A souhaiter pour vous que vous pussio/. (Hre souvent en si bonne comp;i};nie, et vous en pourrit'/. r(>lirer un grand avantage, pourvu (iu"avec un honune tel que M. Dcsprcaux vous eussiez plus de soin d'écouler (|ue de parler. Je suis assez satisfait de votre version ; mais je ne puis guère juger si elle est bien fidèle, n'ayant apporté iei qui^ le premier lome des Lrtfrrs à .1 llinis, au lieu du second, que je pt>nsais avoir apporté... Surloutje vous conseille de ne jamais Irailer injurieusement un homme aussi digne d'être respecté de tous les siècles que Cicéron. Il ne vous convient point à votre ftge, ni même à personne, de lui dot)ner ce vilain nom de poltron... Je vous dirai même que, si vous aviez bien lu la vie de Cicéron dans IMulart|ut\ vous verriez qu'il mourut en fort brave homme, et qu'appa- remment il n'aurait pas tant fait de lamentations que vous, si M. Carmeline lui eût nettoyé les dents. » Plus tard, lorsque Jean-Baptiste devient gentilhomme du Roi et est envoyé en Hollande comme attaché à l'ambassade de France, son père le suit par la pensée dans les incidents du voyage, se préoccupe des moin- dres détails, de ses visites, de sa bourse, de son habit ; il lui donne des nouvelles do la maison, lui raconte les petites joies domestiques, les inquiétudes que lui cause la santé d'un des enfants ou la dévotion exallée de ses filles, leurs idées de couvent. Et quelle solidité de bon sens! que d'attentions délicates dans la corres- pondance avec lioileau ! Leur amitié datait do loin ; elle avait précédé les grands succès ; elle n'avait pas été effleurée par les jalousies de métier; elle avait consolé les poètes de bien des injustices ; elle avait mùii avec leur talent, et maintenant elle se retrouvait, plus forte encore, plus profonde et plus grave, comme éclairée d'un ravon de foi. Cette belle correspondance com- mence pour nous en 1687 : Racine est alors au siège de Luxembourg, et il envoie à son ami d'Auleuil, de« nouvelles du camp. Puis Boileau va suivre un traite- ment aux eaux de Bourbon ; Racine lui écrit du camp, et plus tard de Paris, de Versailles ou de Marly, des lettres charmantes où il l'interroge sur sa santé, avec l'histoire du eoi 31 une touchante inquiétude, et lui transmet les recom- mandations des médecins : « Votre lettre m'aurait fait beaucoup plus de plaisir si les nouvelles de votre santé eussent été un peu meilleures. Je vis M. Dodart comme je venais de la recevoir, et la lui mon- trai. Il m'assura que vous n'aviez aucun lieu de vous mettre dans l'esprit que votre voix ne reviendra point, et me cita même quantité de gens qui sont sortis fort heureusement d'un semblable accident. Mais, sur toutes choses, il vous recommande de ne point faire d'effort pour parler, et, s'^il se peut, de n'avoir commerce qu'avec des gens d'une oreille fort subtile ou qui vous entendent à demi-mot. Il croit que le sirop d'abricot vous est fort bon, et qu'il en faut prendre quelquefois de pur, et très souvent de mêlé avec de l'eau, en l'avalant lentement et goutte à goutte ; ne point boire trop frais, ni de vin que fort trempé ; du reste, vous tenir l'esprit toujours gai. » (24 mai 1687.) Pour dérider un peu le malade, il lui conte des aven- tures ou des intrig-uesde cour. Un peu plus tard, Racine est à Namur ; et les récits de guerre recommencent, entremêlés de jolies anecdotes. Chaque fois que la vie sépare les deux amis, la correspondance reprend, en ce style ferme, vif et enjoué, qui est un rég-al de lettrés, avec cette grâce simple qui égaie une affection vraie. IV RETOUR OFFENSIF DE LA LITTÉRATURE ET DU MONDE. — L'hISTOIRE DU ROI. — RACINE A LA COUR ET A L'ACADÉMIE. Dans cet ami si dévoué et si tendre, dans ce bon père de famille, dans ce chrétien austère, n'y avait-il donc plus rien du poète d'autrefois? Et la rupture avait-elle été aussi complète que Racine l'avait voulu au temps de sa conversion ? L'homme ne se métamorphose point ainsi, et tou- jours, et en dépit de tout, la nature reprend ses droits. 32 RACINE Le plus sincèremeni du monde, Racine avail renoncé au tlu'Atre : il tint sa parole; mais insensiblement, et, par divers détours, il fui ramené aux lettres, au nmiide, dont il avait cru pouvoir se passer. L'année m/^me où liacine rompait avec le théâtre, la volonté du Hoi l'enchaînait plus étroitement à la cour et au métier d'homme de lettres. Kn mai 1677, en mi-'nie temps que son ami Hoileau, il élait nommé his- toriographe du Roi. Racine accepta sans hésiter: d'a- bord il ne pouvait guère opposer un refus à Louis XIV; puis, en renonrant à travailler pour la scène, il perd.iit une bonne part de son revenu, au moment oii il allait avoir charge d'âmes, et il devait chercher à se procurer des ressources; enfin il vit sans doute dans celle grave et absorbante profession d'historien un moyen sûr de se défendre lui-même contre toute velléité de retour. 11 accepta ; mais il porta dans son métier nouveau la conscience et le scrupule qu'il mellait en tout. Pour se bien pénétrer de ses devoirs, il commença [)ar étudier de près les historiens de l'antiquité, annota Tite-Live, traduisit des fragments de Denys d"iiali(;arnasse, fil des extraits du traité de Lucien intitulé Coynmmt il faut écrire f histoire. Puis il lut avec soin tout ce qui se rap- portait aux événements de son temps. Il mania les pièces d'archives; Et le poète dut se cacher dans un bosquet. Pendant cette minute-là, s'il se souvint de ses longues causeries dans la chambre royale, il dut faire d'amères réflexions sur le métier de courtisan. Il n'y a pas de raison sérieuse pour ne pas accepter ces récits de Louis Racine. Mais les scènes qu'il décrit ne 46 RACIKB sont que dos circonstances particulières, où se trahi- rent les nouvelles dispositions du roi. Le vrai grief contre Racine, au moins le seul durable, fut la fidélité à Port-Hoyal: c'est de cela qu'il parle surtout dans la longue lettre que, le 4 mars 1G98, il écrivit pour se justifier à madame de Maintcnon, et où il cherchait à prouver qu'on pouvait aimer le monastère janséniste sans être pour cela janséniste. «... Voilà, Madame, tout nalurellemonl. comme je me suis conduit dans celle an'aire. Mais j'apprends que j'en ai une autre bien plus terrible sur les bras, ol qu'on m'a lait passer pour janséniste dans l'esprit du roi. Je vous avoue que lors- que je taisais tant chanter dans Esthcr: Bois, chassez la calomnie, je ne m'attendais guère que je serais moi-même un jour attaqué par la calomnie. Je sais que, dans l'idée du roi, un janséniste est tout ensemble un homme de cabale et un homme rebelle à TEglise. Ayez la bonté de vous souvenir, Madame, combien de l'ois vous avez dit que la meilleure qualité que vous trouviez en moi, c'était une soumission d'enfant pour tout ce que l'Eglise croit et ordonne, même dans les plus petites choses. J'ai fait, par votre ordre, près de trois mille vers sur des sujets de piété, j'y ai parlé assu- rément de l'abondance de mon co'ur, et j'y ai mis tous les sentiments dont j'étais le plus rempli. Vous est-il jamais revenu qu'on y ait trouvé un seul endroit rpii approchât de Terreur et de tout ce qui s'appelle jansénisme?... » On ne peut dire que Pacine ait été véritablement en disgrâce : jusqu'au bout il fut des voyages de Marly et de Fontainebleau ; en août 1698, c'est seulement l'état de sa santé qui l'emitêcha d'aller au camj) de Clompiè- gne ; au commencement de 1099, il devait encore suivre la cour à Marly ; et, pendant sa dernière maladie, Louis XIV fit souvent prendre de ses nouvelles. Hien ou presque rien n'était donc changé dans les appa- rences. Pourtant, à cent détails, Hacine comprenait qu'il n'était plus, comme autrefois, le bienvenu auprès SON CARACTÈRE 47 du Roi ; et il souffrait cruellement de cet accueil un peu froid. Sa santé s'était altérée sérieusement depuis le prin- temps de i698. Il était miné par une maladie de foie. Dans l'intervalle de ses crises, il put se croire guéri ; il se rendit même à Melun pour la profession de sa seconde fille, et, au commencement de 1699, il put assister au mariage de sa fille aînée. Mais bientôt son mal s'ag- grava ; on s'inquiéta autour de lui, même à la cour. Après de longues souffrances, supportées avec une résignation toute chrétienne, il se sentit perdu, le dit à son fils aîné, tandis que par son courage simple il édifiait sa famille et les amis qui l'assistaient. 11 mourut le 21 avril 1699. Comme il l'avait demandé dans son testament, il fut enterré à Port-Royal des Champs. Mais le Roi ne devait point l'y laisser dormir en paix. Les persécuteurs de l'abbaye n'épargneront même point les morts : on dépeuplera le cimetière comme le cloître. Et le 2 décembre 1711, les restes de Racine, avec ceux d'Antoine Le Maistre et de Saci, seront transportés à Saint-Etienne-du-Mont. Vil CARACTÈRE ET TOUR d'eSPRIT DE RACINE. La vie de Racine, avec tous ses contrastes, ses brus- ques revirements et ses crises, s'explique bien par le caractère de l'homme : un grand fonds de sérieux sous la plus mobile imagination d'artiste. Il avait le solide encore plus que le brillant. Pendant toute son existence, sans se rebuter de rien, il continua d'étudier, au temps de ses grands succès comme à Port-Royal ou à Uzès ; son ardeur sembla redoublera mesure qu'il avançait en âge ; pourréunir les matériaux de son Histoire du Roi, de son Histoire de Port-Roi/a/, de ses tragédies religieuses, il travailla comme un béné- 48 RACINR diclin, CN'sl par celte conscioiice littéraire, par cette solidité du fond, qu'il donnait tant d'éclat et de préci- sion à la forme, tant de vie et d'harmonie à toutes ses œuvres. Il était naturellement bon, tendre même. Enfant, il se fil adorer de ses maîtres. Jeune homme, au milieu des plaisirs de Paris, il entourait d'éi^ards cl d'affection tous les siens: sa grarid'mère Marif Desmoulins, qui l'avait élevé et qu'il allait voir régulièrement à Port- Royal, sa sœur Marie (madame Rivière), à qui il témoi- gna toujours une vive tendresse, ses cousins les Vitart, son oncle le vicaire général d'U/.ès, sa tante la Mère Agnès de Sainle-Thècle. Tel il avait été enfant, tel il se retrouva après quelques folies de jeunesse. Il fut le modèle des maris et des pères ; il cul la délicatesse de ne jamais s'ennuyer en compagnie de la bonne et naïve bourgeoise qui fut sa femme ; il veillait avec un scru- pule infini sur la santé et l'éducation de ses enfants ; il prenait part à leurs jeux ; pour manger avec eux une carpe, il refusait une invitation de M. Le Duc; chaque soir, il s'agenouillait au milieu d'eux pour réciter la prière et leurcommenter 1 Evangile du jour ; il étudiait leur caractère pour diriger sûrement leur avenir ; mal- gré sa piété, il mettait ses iillcs en garde contre une vocation incertaine, et, quand l'une d'elles s'obstina à prononcer des vœux, il céda par bonté, les larmes aux yeux. Il fut un ami incomparable pour quelques personnes d'élite qui avaient su trouver le chemin de son cœur : La Fontaine, Poignant, Cavoie, Valincour, Arnauld et Nicole, surtout lioileau, qui fut pour Racine un autre lui-même et auquel il disait à son lit de mort : « C'est un bonheur pour moi de mourir avant vous. » Il se plaisait à obliger les gens et usait volontiers de son crédit pour faire des heureux. Il était toujours prêt à s'employer pour ses amis, pour sa famille, pour de simples connaissances, pour la vilie de la Ferté comme pour Boileau, pour un échevin de Liège, qu'il n'avait SON CARACTÈRE 49 jamais vu, comme pour Arnauld. Il promettait volon- tiers et ne manquait point de parole; les paysans des environs de Port-Royal, avec autant de confiance que la Mère abbesse, l'arrêtaient pour lui recommander leurs petites affaires ; même on l'en raillait à la cour. 11 fai- sait le bien autour de lui, même loin de lui, et sans le dire ; il chargeait sa sœur de distribuer délicatement ses aumônes à des parents pauvres, et il ne les oublia point dans son testament, non plus que sa vieille nourrice et les indigents delà paroisse Saint-Sulpico. Il commit des fautes dans sa vie, mais il sut les réparer avec une rare noblesse d'àme. 11 s'était permis bien des vivacités contre Corneille : mais, le jour où l'on apprit la mort du vieux poète. Racine, qui la veille encore était directeur de l'Académie, voulut disputer à son successeur, l'abbé de Lavau, le droit de rendre publi- quement hommage à l'auteur du Cid ; et dans son dis- cours académique, il fit de Corneille le plus magnifique éloge : « La scène retentit encore des acclamations qu'excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chefs-d'œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, tra- duits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. A dire le vrai, où trouvera-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes parties : l'art, la force, le jugement, Fesprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sen- timents ! QueUe dignité, et en même temps quelle prodigieuse varié<,é dans les caractères ! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres ! Parmi tout cela, une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait souvent parler, capable néan- moins de s'abaisser, quand il veut, et de descendre jus- qu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin, ce qui lui est surtout particulier, une cer- taine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres. 50 RACINK Personnage véritablement né pour la gloire de son pays; coniparahic, je ne dis pas à tout co que l'ancienne Iloini* a eu dexcellenls tragiques, puisqu'elle confesse ell('-nit"'nie (ju'en ce genre elle n"a pas été Tort heureuse, mais aux Kscliyles, aux Sophocles, aux Kuripides, dont la fameuse Athènes ne s'honore pas moins que des Thémistocles. des rericlès, des Alcibiades, qui vivaient en même temps queux.... Lorsque dans les âges suivants on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l'admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n'en doutons point. Cor- neille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses rois a tleuri le plus célèbre de ses poètes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre illustre monarque lorsqu'on dira qu'il a estimé, ([u'il a honore de ses bienfaits cet excellent génie ; que même deux jours avant sa mort, et lorsqu'il ne lui restait plus qu'un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité ; et qu'entin les dernières paroles de Corneille ont été des remerciements pour Louis le Grand. » Racine s'était montré bien agressif dans les premières préfaces de ses pièces ; mais dans les éditions suivantes il supprima de lui-même tous les passages trop mali- cieux. Il avait beaucdup malmené Nicole et Port-Hoval, mais il regretta toute sa vie son emportement d'un jour, et l'expia par un dévouement à toute épreuve. Il recon- quit sans réserve lamiliê de iNicole qu il assista dans son agonie. Et qui ne connaît celle admiiable scène: Haciiie se jetant aux pieds d'Arnauld pour implorer son pardon? Il ne se eut jamais quitte envers les religieuses de Porl-Hoyaî et les solitaires. C'est avec une toncliarite humiliié qu'il demande à être inhumé dans leur cime- tière. Un jour, à l'Académie, l'abbé Tallemant s'était avisé de Iri reprocher sa conduite envers l'orl-Royal : < Oui> Monsieur, lui répondit le poêle, vous avez rai- son ; c'est l'endroit le plus honteux de ma vie, et je donnerais tout mon sang pour l'effacer 1). » Une autre 1 Kot« de Jeaa-Baptist»' Racine (<*d. Meanard, IV, p. 263); cf. lea Mémoire» de LouiB Uftciae \Jibid. I, p. 233-236). BON CARACTÈRE 51 fois, il disait à un ami : « Je ne me soucierais pas d'être disgracié et de faire la culbute, pourvu que Port-Royal fût remis sur pied et fleurît de nouveau (1). » n fut toujours de Port-Royal, non seulement par le cœur, mais encore, et quoiqu'il s'en défendît un peu, par la forme de sa piété. Il a composé des épigrammes sur l'attitude du clergé de France dans l'affaire de la signature du Formulaire (1664) : Contre Jansénius j'ai la plume à la main, Je suis prêt à signer tout ce qu'on me demande. Qu'il soit hérétique ou romain, Je veux conserver ma prébende. Malgré toute la valeur et la solidité de son Histoire de l'abbaye, il est bien certain que les événements y sont vus du côté janséniste. L'auteur n'y ménage guère les ennemis de ses amis : il y a écrit sur les Jésuites des pages qui pourraient servir de commentaire aux Pro- vinciales ; il y fait jouer un rôle assez ridicule à l'arche- vêque de Paris, Hardouin de Péréfixe ; il ose même railler, à l'occasion des Cinq propositions, l'attitude équivoque du pape Innocent X. Evidemment, pour Racine, le vrai christianisme était celui de Port-Royal. Mais quand les solitaires et les religieuses n'étaient pas en cause, il n'avait plus que la foi des simples. Il prenait pour confesseur un brave prêtre quelconque. Il croyait à tous les miracles, à la guérison de l'hydropique sur la tombe de M. Vialart comme au prodige de la Sainte- Epine. Avec cette conviction profonde, il était partisan de la tolérance, comme le prouve ce passage de la ha- rangue qu'il composa pour l'abbé Colbert (16>^5) : « Faut-il l'avouer, Sire, quelque intérêt que nous ayons à l'extinction de l'hérésie, notre joie l'emporterait peu sur notre douleur, si, pour surmonter cet hydre, une lâcheuse nécessité avait forcé votre zèle à recourir au fer et au feu, (1) Lettre à M. Vuillart, 30 ayril 1699. 52 RACINE comme on a élé obligé de l'aire dans les n-f^iics pimidi lits. Kous prendrions pari à une guerre (|ui sérail sainic, el ului ci. On^'lque soin que j'aie pris pour travailler celte tragédie, il semble qu'autant que je me suis efforcé de la rendre bonne, autant de certaines gens se sont etTorcés de la décrier : il n'y a point de cabale qu'ils n'aient faite, point de critique dont ils ne se soient avises. » Robinet, qui avait composé, lui aussi, un Hritannicus^ blâma la froideur des caractères et découvrit des mala- dresses dans la conduite de lartion. Saint-Evreniond écrivit à M. de Lionne qu'il trouvait le sujet horrible • l les personnages odieux. Boursault, dans l'introduction de son roman Artémise et Po/iatite, glissa une descrip- tion très satirique de la premu^-rc représentation de lirifannicus. Dans sa préface, qui est un très solide morceau de critique, Racine discuta sérieusement toutes les objections. Il aurait dû s'en tenir là. Mais il ne se gêna pas pour railler la sotte présomption de. 'es contradicteurs : «... Il n'y a rien de plus injuste qu'un ignorant : il croit toiijotirs que l'a I mirât ion est le partage des gens qui ne savent rien ; il condamne toute une pièce pour une scène qu'il n'approuve pas; il s'allaque même aux endroits les plus éclatants, pour faire croire qu'il a de lespnl ; et pour peu que nous résisti(jnsà ses sentiments, il nous traite de présomptueux qui ne veulent croire personne, et ne songe pas qu'il lire quelquefois plus de vanité d'une critique fort mauvaise, que nous n'en liroos d'une assez bonne pièce de tlié.'itre. » Raejne crut m^me d voir se vengerde Corneille, qui, pendant la rei ré-ent .tion, ava't signalé quelque-^ ana- chronismes. Il se moqua cruellement des dernières f'ièces du vieux poète et de ses procédés dramatiques : SES ENNEMIS 67 « II faudrait, par exemple, représenter quelque héros ivre, qui se voudrait l'aire haïr de sa maîtresse, de gaieté de cœur, un Lacédémonien grand parleur, un conquérant qui ne débi- terait que des maximes d'amour, une femme qui donnerait des leçons de fierté à des conquérants : voilà sans doute de quoi faire récrier tous ces messieurs. » Racine osa même écrire ces lignes méchantes : « Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette petite préface, que jai faite pour lui rendre raison de ma tragédie. Il n'y a rien de plus naturel que de se défendre quand on se croit injustement attaqué. Je vois que Térence même semble n'avoir fait des prologues que pour se justifier contre les critiques d'un vieux poète malintentionné, malevoli veteris poetœ, et qui venait briguer des voix contre lui jus- qu'aux heures où l'on représentait ses comédies. » Par ses ofTensantes personnalités, Racine allait four- nir de nouvelles armes à ses ennemis. On se donna le mot pour louer son style, mais pour contester tout le reste, la conduite du drame, l'étude de la passion, l'exactitude historique. Cette tactique nouvelle se montra bien à Tapparition de Bérénice. Robinet, qui dans ses comptes-rendus rimes portait aux nues la pièce de Corneille sur le même sujet, n'approuvait dans celle de Racine que les vers et le jeu des acteurs. L'abbé de Villars entreprit de démontrer que les règles n'y étaient observées ni dans l'exposition, ni dans l'intrigue, ni dans le développe- ment des caractères. On ne se gênait guère pour décla- rer la pièce ennuyeuse et monotone, et l'on répétait la plaisanterie de Chapelle sur la maîtresse de Titus: Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu'on la marie. On dit tant de mal de la pauvre Bérénice qu'elle trouva un défenseur, Subligny, qui avait parodié Andro- maque, ei qui cette fois, pour se distinguer, fut réduit à louer. Mais Racine pensa qu'il se défendrait mieux 68 RACINE liii-nirmo. Dans sa préface, il lo prit do liant avec los amaloiirs ol les ignorants qni prétendaient erititjiier au nom des règles. Surtout il s'acharna contre le mal- lienreux abbé de Villars. « ... Voilà toutes que j'ai à dire à ces personnes à qui je ferai toujours gloire de plaire ; car pour le libelle que l'on a fait contre moi, je crois que les lecteurs me dispenscnint volontiers d"y répondre. Kt que répoiidrais-je à un liumni(; qui ne pense rien et qui ne sait pas même construire ce qu'il pense? Il parle de protase comme s'il entendait ce mot, et veut que cette première des quatre parties de la trat^ciiic soit toujours la [dus proche de la dernière, qui est la catastrophe. Il se plaint que la trop grande connaissance des règles l'em- pêche de se divertira la comédie. Certainement, si Ton en juge par sa dissertation, il n'y eut jamais de plainte plus mal fondée. Il paraît bien qu'il n'a jamais lu Sophocle, (juil loue très injustement d'une qrande mnlti/jUritr d'incidents ; et qu'il n'a même jamais rien lu de la Poétitpie, que dans quel- (jues prélaces de tragédies. Mais je lui pardonne de ne pas savoir les règles du théâtre, puisque, heureusement pour le public, il ne s'applique pas à ce genre d'écrire. Ce que j<; ne lui pardonne pas, c'est de savoir si peu les règles de la bonne plaisanterie, lui qui ne veut pas dire un mot sans plaisanter. Croit-il réjouir beaucoup les honnêtes gens par ces hrlas de poche, ces inesdcmoiselles mes n'gles, et quantité d'autres nasses aifectations qu'il trouvera condamnée- dans tous les bons auteurs, s'il se mêle jamais de les lire ? « Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petits auteurs infortunés, qui n'ont jamais {>u par «Mix-mêincs exciter la curiosité du public. Ils attendent toujours l'oi-casion de quelque ouvrage qui réussisse, pour l'attaquer, non point par jalousie, car sur quel fondement seraient-ils jaloux? mais dans l'espérance qu'on se donnera la peine de leur répondre, et qu'on les tirera de l'obscurité où leurs propres ouvrages les auraient laissés toute leur vie. » Bnjnzet, Mithridate et Iphirjénie furent d'éclatants triomphes. Racine est alors en pleine possession de sa gloire, et ses ennemis sembh-nl tout prêts de renoncer à la lutte. Par habitude, ils continuent de lui adresser les mômes reproches sur l'intrigue de ses pièces, sur les caractères et le rôle de la passion. Ils le chicanent SES ENNEMIS 69 surtout à propos de la vérilé historique, et s'appuient à l'occasion sur l'autorité de Corneille : « Etant une fois près de Corneille à une représentation de Bajazet, il me dit : « Je me garderais bien de le dire à d'autres que vous, parce qu'on dirait que j'en parlerais par jalousie ; mais prenez-y garde, il n'y a pas un seul personnage dans le Bajazet qui ait les sentiments qu'il doit avoir et que l'on a à Constantinople ; ils ont tous, sous un habit turc, le sentiment qu'on a au milieu de la France. » [Segraisiana.) Mais il est visible que de part et d'autre on n'apporte plus dans la discussion le même entrain. On observe alors un changement très curieux dans le ton des pré- faces de Racine ; plus de polémique, plus d'allusions malignes ; l'auteur se contente d'exposer le sujet, d'in- diquer ses sources; il ne se fâche qu'une fois, et pour défendre YAlceste d'Euripide contre un ignorant. Evi- demment Racine ne daigne plus accepter la bataille. Il ne s'inquiète plus guère de la critique : à force de vic- toires, il croit l'avoir découragée, réduite au silence. Pourtant ce n'était là qu'une apparence. Ses ennemis ne désarmaient pas. Quand il donna en 1676 l'édition complète de ses neuf tragédies, il vit aussitôt paraître une nouvelle satire, Apollon vendeur de Mithridate, oh Barbier d'Aucour ne craignait pas de s'attaquer à tout son théâtre. En réalité, on continuait à guetter Racine : seulement l'on se préparait encore une fois à changer de tactique. A chacune de ses tragédies futures, on opposerait une autre pièce qui traiterait le même sujet avec le même titre, et qu'on ferait triompher par tous les moyens. En mai 1675, cinq mois après VIphigénie de Racine, le théâtre Guénégaud donnait une autre Iphigéjiie. Celte tragédie, oh. l'on avait effrontément pillé Rotrou et Racine lui-même, avait pour auteurs Le Clerc et Coras. Malgré tous les efforts de leurs partisans, elle tomba piteusement, et ne fut bientôt plus connue que par l'épigramme de Racine : 70 CACINK Entre Le Clerc et son ami Coras, Tous deux auteurs rimants de rnmp.ipuio, N'a pas longicinps sourdiicut j^raiids dL'l)als Sur I»' propos d<' sou Ijthiffin'ir. Coras lui dit : « \ai pièce est do mou cru i> ; Lo Clort- répond : « Mlle est mioiiiin et non vôlrc. » Mais aussitôt jpie l'ouvraj^oa paru. Plus u'oiil voulu l'avoir lait l'un ni l'autre. Ce fut une déroute complète pour les advcrsairrs de Racine. Pourtant leur plan de campagne r 'était pas si mauvais: si leur première tentative avait échoué, la seconde allait réussir. On savait que Racine travaillait à une nouvelle pièice. Pradou se charc^ea de faire mieux : par d'indisrrèles communications, il connut d'avance le sujet, le plan, les principales scènes, même des vers de Uhcine ; il en lit son profit, et se démena si bien qu'il fin prêt en ni«''niH temps. Le 1" janvier 1077, l'hôtel de Bour^oirne avait joué la Phèdre de Racine ; le 3 janvier, l'hôtel Guénépraud joua la Phrdre de Pradon. Tout le parti s'était mis en mouvement. Pour assurer la défaite de Racine, on voulut ridiculiser sa tragédie. Le soir môuip de la première représentation, on composait sur la pièce un sonnet satirique, qui le lendemain courut, tout Paris. Le sonnet était de M'"* Deshoulières. Racine et ses amis crurent reconnaître la main du duc de Nevers, et raltafjuèrent sur les mêmes rimes. Le duc se f;\cha, riposta par un sonnet analogue, et [)arla d'y joindre des coups de bâton. La méprise tournait au tragique : il fallut que le grand Condé couvrît Racine et Roileau de sa protection. C'est alors que M""" de Bouillon, sœur du duc de Nevers, intervint dans la querelle. Elle loua pour six représentations les pre- mières log'sdesdeux théâtres: pendant six soirées, la salle de l'iiùtelde Bourgogne j-einbla vide, tandis ipie la cabale applaudissait bruyamment le chef-d'œuvre de Pradiin. On ne réussit point cependant à donner le change au vrai public, qui peu à peu se mita applau- SES ENNEMIS 71 dir Racine et à siffler l'autre. Pendant ce temps, les critiques, Visé dans le Mercure, Subligny dans un^ Dis- sertation^ afïectaient l'impartialité et comparaient gra- vement les deux pièces. Devant ces cabales et cette mauvaise foi, Racine perdit courage : c'était plus que n'avaient espéré ses adversaires. En vain Boileau lui adressait sa belle épître sur \' Utilité des ennemis et lui promettait dans l'avenir une éclatante réparation : Imite mon exemple : et lorsqu'une cabale, Un tlot de vains auteurs tellement te ravale, Profite de leur haine et de leur mauvais sens, Ris du bruit passager de leurs cris impuissants. Que peut contre tes vers une ignorance vaine? Le Parnasse français, ennobli par ta veine, Contre tous ces complots saura te maintenir Et soulever pour toi l'équitable avenir. Eh ! qui voyant un jour la douleur vertueuse De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse, D"un si noble travail justement étonné. Ne bénira d'abord le siècle fortuné Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles. Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ? {Epître VII, 71-84.) Rien n'y fit ; après douze années de luttes, Racine se sentit vaincu, et céda la place. Même la retraite du poète ne fit point tomber ces colères. Son œuvre restait, sur laquelle on s'acharna. 11 la vengea d'ailleurs quatre ans plus tard, aux dépens de VAspar de Fontenelle : Ces jours passés, chez un vieil histrion. Grand chroniqueur, s'émut en question Quand à Paris commença la méthode De ces sifflets qui sont tant à la mode. « Ce fut, dit l'un, aux pièces de Boyer. » Gens pourPradon voulurent parier : « Non, dit l'acteur, je sais toute l'histoire. Que par degrés je vais vous débrouiller: Boyer apprit au parterre à bâiller ; Quant à Pradon, si j'ai bonne mémoire. RACINE Pommes sur lui volèrent largement; Or, quand silllols prirent comnM'ncfnK'nl, C'est, j'y jouais, j'en suis témoin lidèle, C'est à ÏAspar du sieur de Fonlenelle. » La g^uerre continua, aussi vive, mais un peu plus courtoise, à l'Académie celte fois. Bien souvent dans la bai^arre des anciens et des modernes, quand on frappa Sophocle ou Uomère, onvisait Racine. l'Ius tard, quand il écrivit pour Saint-Cyr, on le punit du succès d Esther en le criblant d'épig^rammes, en affectant de reconnaître dans sa tragédie sacrée une foule d'allusions perfides. Aussitôt que iM°* de Maintenon fit commencer les répé- titions A Athalie, elle reçut, nous dil-on, des lettres anonymes et « mille avis, mille représentations de dévots et de poètes, jaloux de la gloire de Racine ». On réussit ainsi à étouffer ce dernier chef-d'œuvre. Une fois la pièce imprimée, on n'en parla que pour s'en moquer. On affecta de lui préférer d'autres pièces com- posées pour Saint-Cyr, \^Jrphté ou la Judith de Boyer, le Jonathas de Duché. On fit môme un grand succès à la Judith ; mais elle paya pour les autres, car elle sut inspirer à Racine une de ses plus jolies épigrammes. A sa Judith, Boyer, par aventure, Etait assis près d un riclie caissier; Bien aise était ; car le bon financier S'attendrissait et pleurait sans mesure. 1 Bon gré vous sais, lui dit le vieux rinieur : L3 beau vous touclie, et n êtes pas d'humeur A vous saisir pour une baliverne. » Lors le richard en larmoyant, lui dit : ■ Je pleure, hélas! de ce pauvre llolofcrne, Si méchamment mis à mort par Judith. » Cette épigramme, comme la Judith, est de IG'Jj : la lutte durait depuis trente ans, presque sans trêve. Si l'on embrasse d'un cou[) d'œil celte carrière dra- matique si tourmentée, si orageuse, une question se SES ENNEMIS 73 pose aussitôt : Pourquoi tant d'ennemis ? Pourquoi, chez tous, tant d'acharnement? Voici les raisons les plus apparentes. D'abord Je talent même de Racine et la série de ses triomphes au théâtre, sa situation à la cour, les jalousies aiguës qu'excitaient ses succès d'homme de lettres et de courtisan. Puis son caractère, sensible à l'excès, la vivacité de ses ripostes, la malice de ses épigrammes, le ton agressif de ses pré- faces. Puis son étroite liaison avec Boileau : beaucoup de ses ennemis étaient des victimes du satirique. C'étaient là des motifs bien humains, et de tous les temps. Cependant la raison essentielle n'est pas là. Ce qui explique surtout la persistance des inimitiés et des attaques, c'est la hardiesse du poète de théâtre, son système dramatique. C'est à l'œuvre surtout qu'on en voulait. Aussi est-il intéressant de résumer à grands traits ce qu'on reprochait à Racine. Ne nous arrêtons point aux critiques de détail, rela- tives soit au style, soit même à certains caractères. Là- dessus les ennemis du poète n'avaient pas toujours tort. La preuve, c'est qu'il a souvent profité de leurs observations, en se corrigeant dans les éditions suivantes de ses tragédies, surtout en évitant les mêmes défauts dans ses œuvres nouvelles. Mais après tout ce n'étaient là que des chicanes. Ce qui mérite de fixer l'attention, ce sont les critiques générales qui reparaissent à toutes les époques de la vie du poète, à propos de chacune de ses pièces. Tou- jours, beaucoup de ses contemporains ont blâmé dans son théâtre : 1" L'excessive simplicité de Faction, ce que Segrais appelait « le manque de matière > ; 2" L'habitude de « subordonner l'action aux carac- tères », comme disait Saint-Evremond; 3° Le rôle prédominant, et la violence, la brutalité même des passions de l'amour ; A" L'altération de l'histoire ; KACIKS. 4 74 Racine 5° Le loin- familier du slylo, qui paraissait souvent bas et trivial, trop seniMahlc à la [)r().si'. Telles étaient les principales obj«*cti()ns des ennemis de Racine. Elles prouvent (ju'ils n'avaient pas si mal compris son théâtre. Sur un point seulement il n'est guère possible de leur donner raison : on ne peut dire sans beaucoup de restrictions que Racine ait altéré l'histoire ; nous montrerons qu'au contraire il a mer- veilleusement saisi certains frails de l'ancienne Grèce, de la Rome impériale et de 1 Orient. Pour tout le reste, les ennemis de Racine voyaient juste. Seulement, ce qu'ils lui reprochaient, ce qui les déconcertait, c'étaient justement les grandes nouveautés de son système dra- matique, et c'en était l'originalité. II NOUVEAUTES DE LA TRAGEDIE DE RACINB. Comme la plupart des novateurs. Racine commença par imiter. Au moment où il écrivit ses premières pièces, deux hommes régnaient au théâtre : Corneille et (Jui- uault. Corneille, au temps de ses chefs-d'o-uvre, avait su' donner un éclat incomparable au drame héioi(|ue,|i toujours dominé chez lui par l'idée du devoir, et tout! empreint d'une haute moralité. .Mais cette conception' de la tragédie avait ses dangers. Le poète était con- damné à peindre toujours des personnages choisis hors du commun et mis aux prises avec des événements exceptionnels. Que Tinspiralion vienne moins puissante ou moins sûre, etCtjrneille s'égare à la poursuite d'un idéal inaccessible : il donne alors à ses personnages tant de vertu, tant de raison, qu'il les rend ennuyeux et froids ; il raffine si bien sur l'amour, qu'il tue laniour ou le subordonne à la politique ; de l'héroïque il tombe NOUVEAUTIÊS DE SA TRAGÉDIE 75 dans l'invraisemblable elle romanesque ; il imagine des complications si extraordinaires, que lui-même s'y reconnaît à peine. Un jour vint où le public s'y perdit tout à fait, et l'ingrat se détourna de l'auteur du Cid. Quinault recueillit son héritage. 11 commença par où Corneille avait fini : il eut, lui aussi, d'interminables scènes de politique, des vers sentencieux, de trop ingé- nieuses combinaisons d'incidents. Mais longtemps on lui pardonna tout ; car il aima le fin du fin. Il mit au théâtre les raffinements elles galanteries des précieuses. A tous ses personnages il enseigna les manières et 'le langage de la Chambre bleue ou du Grand Cyriis. Plus tard, dans un autre domaine, il devait se montrer poète de talent. En attendant, il n'était qu'un habile homme : mais il enchantait le public, QiV Astrale passait pour un chef-d'œuvre. Corneille et Quinault, voilà quels furent d'abord au théâtre les maîtres de Racine. Il admira l'un, envia l'autre, les imita tous deux. Pour cela il n'eut point alors à violenter ses goûts. Lui-même donnait dans l'emphatique et le bel esprit ; nous le savons par ses premières poésies et ses lettres de jeunesse. Il s'aban- donna donc à sa facilité naturelle, et composa des tragé- dies suivant les recettes du temps. Dans la Thébaïde et dans Alexandre^ on reconnaît aisément l'influence des deux poètes que Racine avait pris pour modèles. Ces pièces renferment nombre de tirades politiques dans le goût de Corneille, celle-ci par exemple : L'intérêt de l'État est de n'avoir qu'un roi. Qui, d'un ordre constant gouvernant ses provinces Accoutume à ses lois et le peuple et les princes. Ce règne interrompu de deux rois diflerents, En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans. Par un ordre, souventrun à laulre contraire. Un frère détruirait ce qu'aurait fait un frère : Vous les verriez toujours former quelque attentat Et changer tous les ans la face de l'État. 7() RACINE Ce Utiiic liiiiilé que l'on veut leur prcsciii-e Accroil leur violence onhoniani leur eiiipirc. Tous cleu\ feronl4;cinir les ]irii|tles tour ;i tour: Pareils à ces lorrenls qui ue durent ([u'uu jour, IMus leur cours est borné, plus ils l'ont de ravage, Lit d'horribles dégâts sigualcutlcurpassage. ous avons chaiij^e de niêtlioile; .)()(I(^let n"est plus à la iiimle, i;i inaiiilenaiil il ne i'aiil pas Quitter la nahire d'un pas. Le retour à la nature, voilà ce que demandait aussi Pascal dans sa définition de l'éloquence, ce que réali- sait Rossuet dans ses sermons, Molière dans ses comé- dies. De cette école Boileau se iit le cham[»ion et le théoricien. Hacine était très jeune encore et cherchait sa voie à l'époque où Molière donnait ses chefs-d'œuvre. Les deux poètes furent très liés alors : par ses conseils, surtout par son exemple, l'auteur de V Ecole des femmes entraîna le futur auteur iVAndromaque. Les conversa- tions avec Boileau achevèrent de convaincre Racine. Il se rallia franchement aux idées et au parti des no- vateurs. Et sa grande originalité fut de porter dans le drame, avec leur audace, le même souci de la vérité. Ainsi s'explique tout le système dramatique de Racine. De la tragédie de Corneille ou de Quinaull, il gardera les formes extérieures, et il observera scrupu- leusement les règles établies. Mais dans ce cadre et dans ces limites il appliquera toute une [toélique nouvelle. D'abord il choisit d'autres modèles. Avant lui, on imitait les Latins, les Italiens, les Klspagnols ; lui, il re- vient aux Grecs, presque entièrement délaissés depuis la Pléiade. Des Grecs, il apprend à ne point s'embarrasser d'in- trigues compliquées, à se préoccuper seulement du jeu des âmes. L'action sera aussi simple que possible. On proscrira tout incident qui ne sera pas indispensable au développement des caractères. Racine lui-même a nettement marqué combien en cela il s'écartait de ses devanciers : « Que faudrait-il faire pour contenter des juges si difficiles? KOL'VEAUTI'S DE SA TRAGÉDIE 79 Lacliose serait aisée, pour peu qu'on voulût trahir le bon sens. Il ne faudrait que s'écarter du naturel pour se jeter dans l'extraordinaire. Au lieu d'une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action de quantité d'incidents qui ne se pourraient passer qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux de théâtre d'au- tant plus surprenants qu'ils seraient moins vraisemblables, d'une infinité de déclamations où l'on ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce qu'ils devraient dire. » (Préface de Brita7inicus.) Dans ce drame uniquement psychologique, une seule chose importe : l'étude de la passion^-Si l'on peint l'amour, il faut que l'amour occupe le premier plan, soit l'essentiel de la tragédie. Donc, pas d'amour épiso- dique. Dès la préface de sa Thébaïde, Racine avait pro- clamé cette règle, en avouant qu'il avait eu tort de ne s'y point assez conformer dans la pièce. C'était tout l'opposé de la théorie adoptée jusque-là. Corneille en fit la remarque dans une lettre qu'il écrivit à Saint-Evre- mond, à propos d'Alexandre {\Q&Q) : « J'ai cru jusqu'ici que l'amour était une passion trop chargée de faiblesse pour être dominante dans une pièce héroïque ; j'aime qu'elle y serve d'ornement et non pas de corps, et que les grandes âmes ne la laissent agir qu'autant qu'elle est compatible avec de plus nobles impressions. Nos doucereux et nos enjoués sont de contraire avis ; mais vous vous déclarez du mien ; n'est-ce pas assez pour vous en être redevable au dernier point ? » Donc, chez Racine, la passion remplira tout le drame. Et cette passion, le poète la peindra non point telle qu'elle devrait être ou qu'elle a pu être chez quelques individus d'exception, mais telle qu'on l'ob- serve chez le commun des hommes. En cela, Racine est un grand réaliste. Il ne cherche pas à corriger l'humanité, il dit dans la préface à'Androynaque : 80 RACTNK « ... lùicorc s'osl-il trouvi' desf^ons qui se sont plaints qu'il (Pyrrhus) s'cuiporlàt contre Antironiaque, et qu'il vouliU épouser celle captive à quelque j)rix (jue ce fill. << J'avouiMju'il n'est pasasse/. résigné à la volonté de sa mal- tresse, et que Céladon a niifux connu (pie lui le parfait amour. Mais (jue faire? Pyrrhus n'avait pas lu nos romans ; il était violent de son naturel, et tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons. « Quoi qu'il en soit, le public m'a été trop favorable pour m'embarrasser du chaj^rin particulier de deux ou trois per- sonnes qui voudraient qu'on réformât tous les héros de ranli(|uilé pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur intention fort bonne de vouloir qu'on ne mette sur la scène que des hommes impeccables ; mais je les prie de se. souve- nir que ce n'est point à moi de changer les règles du théâtre. » Racine sait que rhomme est faible et imparfait, il connaît les tourments et les crimes causés par l'amour, et il pousse jusqu'au bout le développement de la passion. C'est par là qu'il a si souvent étonné et révolté beaucou|) de ses contemporains, poètes î:,m- lants, courtisaus et grandes dames, qui n'aimaient point à porter dans la passion tant de violence, ou qui, s'ils l'y portaient par hasard, cberchaieut du moins à couvrir les deliorsel à garderies bienséances. m PSYCHOLOGIE DE RACINE. — LES CARACTKRBS. Un poète qui concevait ainsi le drame devait tirer tous ses effets de l'élude de l'Ame humaine. Racine est un merveilleux psychologuç. II a connu avec une pré- cision infiniment délicate et sûre la mécanique des passions (i).~ (1 Voyez une curieuêo étude de Paul Janet, La pvjchologle de Racine, da' s la Hrvue des Deux-Mondes du \'> neptembre 1876. SA PSYCHOLOGIE 81 Que sont les personnages de ses tragédies? Des rois » et des reines, des prinres et des princesses. Pourtant il n'y a pas de théâtre plus réaliste, plus facilement intelligible à la foule. C'est que chez ces rois, chez ces princes, le poète n'étudie que des passions communes à toutes les classes d'hommes, à tius les pays et à tous les temps. Seulement, dans l'âme de ces privilé- giés delà fortune et du rang, qui sont plus affranchis des préoccupations vulgaires de la vie, les sentiments . ordinaires se développent plus librement, se dessinent avec plus de relief ; et la peinture en est plus saisis- sante. Au fond, à quoi se ramènent toutes ces tragé- dies? Otez les noms ; oubliez un instant l'histoire, que trouvez-vous? Un amant qui abandonne sa maîtresse (Bérénice) ; un homme entre deux femmes (Pyrrhus, Bajazet, Hippolyle) ; un père rival de son fils(Mithri- u date;; une femm.e amoureuse de son beau-fils (Phèdre) ; | deux frères rivaux (Britannicus et Néron). Tous ces t grands drames historiques, de ce point de vue, semblent une simple transposition de scènes bourgeoises ou popu- laires (1). — Dans le choix des caractères, comme des sujets. Racine est guidé par le souci de la vérité générale. Dans son théâtre, comme dans la vie, on rencontre surtout des passionnés : amoureux, ambitieux ou jaloux. Et, parmi les passions, il peint de préférence la plus commune, celle qui est de toutes les conditions et de tous les âges : l'amour, qui est le ressort principal de ses drames. L'amour, dans ses formes extérieures, se modifie d'après la mode. Aussi Ratîine n'a-t-il pu s'empêcher d'introduire parfois dans ses tragédies quelque chose de la galanlerie solennelle du temps de Louis XIV. C'est un défaut, évidemment ; mais était-il possible de l'éviier absolument ? En tous cas, il est bien certain que le poète étudie surtout l'amour en ce qu'il a de plus (1) Voynz Brupetière, La tragédie de Racine {Revue des Deux- V mars "l 884). Vvj>.;Vi-'^Uo.\4c-wii '.) Mondes, 4* 82 RACINE général et d'éternel. Souvent l'exprossion en est on ne peut plus familière. Voyez comment celte femme parle ;\ son amant (jui veut l'abandonner: Non, je n'ôcoutc rien. Mo voilà résolue : Je-vrux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ? Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ? N'cles-vous pas cotaient ? Jr un veux plus vous voir. — Mais, de grâce, écoulez. — // n'est plus tr)iips. — [Madame, Un mot. — Aon. {Bérénice.) La passion, chez Racine, est fatale, irrésistible. Il a peut-être été amené à cette conception par l'exemple des grands tragiques athéniens. Mais à la fatalité hellénique, tout extérieure et le plus souvent personni- fiée en un dieu, il substitue une sorte de fatalité in- iHrne, dont le mystère est dans l'àme humaine et dont l'effet est bien plus dramatique. Les person- nages de Racine essaient en vain de lutter contre eux- mêmes. Ils se sentent vaincus d'avance. Ils disent comme Œnone à Phèdre : Vous aimt'7.... On ne peut vaincre sa destinée ;' ou comme Pyrrhus à Hermione : Je voulus m'obstiner à vous être fidèle ; Je vous reçus en reine ; etjusques à ce jour J'ai cru que mes serments me tiendraient lieu d'amour. Mais cet amour l'emporte ; et, par un cup funeste, Andromaque nTarrache un cœur qu'elle déteste : L'un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel Nous jurer malgré nous un amour immortel. Le poète connaît tous les détours par où une Ame, qu'entraîne sa destinée, s'achemine peu à peu ou se précipite à la catastrophe dernièrp. Elt il fait jouer avec une étonnante dextérité toutes les pièces du mécanisme psychologique. SA PSYCHOLOGIE 83 Soit une passion commune, éternelle, universelle : l'amour, la jalousie. / D'abord aucun obstacle n'en arrêtera le progrès. Elle ira grandissant jusqu'à la conséquence suprême, le désespoir, le crime ou la folie. Elle se fortifiera en s'analysant elle-même. Les per- sonnages de Racine ont souvent une effrayante lucidité. Ils s'observent sans cesse, mais ne s'arrêtent guère à de froids raisonnements. Ils ne voient le danger que pour y courir plus vite. La merveille en ce genre est le rôle de Phèdre, qu'il faudrait citer en entier. Suivant qu'elle rencontre tel ou tel obstacle, ^ la passion dominante se transforme en divers sentiments. Ainsi l'amour de Roxane pour Bajazet produit d'abord la jalousie, puis la haine;^ L'amour de Phèdre pour Hippolyte devient successivement mélancolie, honte, remords, désir, espoir, prière, jalousie, terreur, déses- poir, regret, colère, indignation : et c'est au suicide qu'aboutissent toutes ces métamorphoses. Ordinairement il y a lutte contre un autre sentiment. D'oii une incertitude pénible et une sorte de fluctua-, tion, qui apparaît surtout dans les conversations avec les confidents ou dans les monologues. On suit toutes les alternatives de cette lutte intime dans les monologues d'Hermione ou de Roxane, de Titus, de Mithridate ou \d'Agamemnon. ~^- La passion vient-elle à faiblir ? Il se trouve toujours là quelque autre personnage, un confidi^nt, qui la réveille par une sorte de persuasion indirecve, de sug- gestion. Néron hésitait ; Narcisse le pousse au crime. A son tour, cette passion agit ou réagit sui l'âme et /les actions des autres personnages. Dans la tragédie A' Andromaqiie , les divers incidents, même le dé i^eloppe- mentdes autres caractères, tout dépend de la lutte qui se livre dans le cœur à' Andromaque erxlve son amour maternel et son amour conjugal. Les oscillations ap- parentes de sa volonté déterminent, par contre-coup, toutes les péripéties du drame. / 84 RACINE Ainsi, chez Racine, la passion n'est jamais contrariée en Sun évolution par des événomcnts extérieurs. Mr'ine elle s^exaspère devant les obstacles que lui créent les senlimenls d'autrui. C'est toujours la psychologie qui mène l'action. Aussi les caractères y sont plus logitjues et plus soutenus que dans aucun théâtre. Ils se déve- loppent et préparent le dénouement, mais ils restent toujours identiques en leur fond. C'était pour Racine un des principes essentiels de son système dramati- que} Il insiste sur ce point dans son Commentaire de la poétique d'Aristote. « En quatrième lieu, il faut qu'elles (les mœurs) soient uniformes ; car, quoique le personnage qu'on représente paraisse quelquefois chantier de volonté et de disconrs, il faut néanmoins {qu'il soit toujours le même dans le fond, ijue tout parte d'un même principe et) qu'il soit inégalement égal et uniforme. » Evidemment, les mêmes sentiments prennent une forme assez différente suivant la condition, l'àge^ le pays, l'époque, les circonstances de toutes sortes; et cependant les personnages de Racine se ressemblent tous en ce qu'ils sont entièrement dominés par leur passion, que leur destinée, leur vie en dépend. Cette conception de 1 ùme humaine a eu pour consé- quence, dans ce théâtre, la supériorité des caractères de femmes sur les caractères d'hommes. Racine a d'admirables rôles d'hommes poussés par une idée fixe : un possédé de l'amour comme Oreste, des ambitieux comme Acomat et Joad, un honnête homme entêté comme Burrhus, des coquins comme Narcisse et Mathan. C'est que tous ces personnages, d'ailleurs presque créés de toutes pièces par le poète, n'existent réellement que pour cette idée fixe. Mais ce sont là des cas exceptionnels. L'homme est d'ordinaire plus complexe : rarement il s'abandonne sans réserve. Néron et Mithridate sont encore de superbes rôles ; la passion emportée était un trait essentiel de leur carac- LES CARACTÈRES 85 tère. Mais cet amour exclusif, nous le comprenons mal en d'autres rôles d'homme. Est-ce la faute de la tradi- tion historique, des souvenirs de l'antiquité, dont nous ne pouvons entièrement nous dégager devant ces créa- tions de Racine ? En partie peut-être. Mais il est évident qu'Achille et Pyrrhus, Hippolyte et Xipharès nous pa- raissent trop esclaves de leur amour. C'était là Técueil de ce système dramatique. Au contraire, presque tous les caractères de femmes sont merveilleux de vérité. C'est que la passion est le tout des femmes, le mobile unique de leurs actiorfs. h^ C'est à elles que convenait principalement la psycholo- ' , gie de Racine. Aussi le poète les a mieux comprises, et | d'ordinaire il leur donne le rôle prépondérant. Jl est descendu jusqu'au fond des trois grandes passions fémi- nines : l'amour, l'amour maternel, l'ambition. Agrip- pineetAthaliesont de terribles ambitieuses, toutes deux audacieuses et inquiètes, imprudentes, capables de tout compromettre par dépit ou faiblesse, toutes deux avec les emportements et les ruses, les petitesses ou le cy- nisme d'une ambition de femme. L'amour maternel, , c'est la mélancolique Andromaque, un peu coquette en^^xj] sa tendresse craintive ; ou Clytemnestre, violente et menaçante, qui ne reculerait point devant le crime pour venger sa fille ; ou Josabeth, la mère adoptive, douce et tremblante, avec une sorte de respect pour l'enfant qui deviendra roi. Voici l'amour maintenant, et d'abord les chastes victimes d'un amour innocent : Junie, qui a donné son cœur par compassion ; Bérénice, une jolie veuve naïve et confiante en dépit de tout, et prête au sacrifice ; Monime, tendre et inquiète, résolue au fond et brave; Iphigénie, longtemps heureuse et insouciante, frappée au cœur dans la joie des fiançailles, et si éton- née d'apprendre les cruautés de la vie qu'elle fait bon visage à la mort. Enfin, c'est l'amour furieux, sensuel eti jaloux, vite ensanglanté: Hermione, la fiancée délaissée, impitoyable et franche, capable du meurtre pour se •; venger-dt€ la trahison ; Phèdre, la femme coupable, "^ 8f> RACINE affaissée sous le remords ; Roxane, la fougueuse sul- tane, ignorante du repentir, décidée à servir son amanl par l'intrigue ou à punir ses dédains avec la cruauté froido du sérail. Mais il faudrait citer presque toutes les fommos de ce théâtre. Dans ces âmes féminines le poète a démêlé tous les ressorts des passions avec une implacable sûreté de coup d'oei' Ces personnages de Racine sont tout près de nous ; car ils appartiennent à l'humanité moyenne. Ils ne se soucient d'aucun idéal : ils ne valent ni plus ni moins que nous tous. Ils cèdent simplement à leur jjassion et à la fatalité des circonstances. Ils ne sont en eux-mêmes ni bons, ni méchants, ni parfaits, ni scélérats. C'est le poète qui nous les explique : « Aristote, bien éloigné de nous demander des héros par- faits, veut au contraire que lespersoniiages tragiques, c'est- à-dire ceux dont le malheur lait la catastrophe de la tragé- die, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons, parce que la punition dun homme de bien exciterait plutôt findiguation que la pitié du spectateur ; ni qu'ils soient méchants avec excès, parce qu'on n"a point pitié d'un scélérat. Il faut donc qu'ils aient une bonté médiocre, c'est-à-dire une vertu ca- pable de faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester. » (Préface d'Androinaque.) Racine pousse si loin cette préoccupation, qu'il en arrive, à force de logique, à fausser certains caractè- res ; par exemple, il rendra Hippolyte amoureux : « Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte, j'avais re- marqué dans les anciens qu'on reprochait à Euripide de l'avoir représenté comme un philosophe exemi)t do toute imperfection : ce qui taisait que la mort de cejenne prince causait beaucoup plus dindi}se opprimer sans l'accuser. J'appelle faiblesse LES CARACTÈRES 87 la passion qu'il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père. » (Préface de Phèdre.) Boileau songeait évidemment à son ami quand il exposait cette théorie sur les personnages du théâtre : Des héros de roman fuyez les petitesses : Toutefois aux grands cœurs donnez quelques faiblesses. Achille déplairait moins bouillant et moins prompt * J'aime à lui voir verser des pleurs pour un aft'ront. A ces petits défauts marqués dans sa peinture, L'esprit avec plaisir reconnaît la nature 1... {Art poétique, m, 103-108.) L'idée du devoir ne se montre guère dans les tragédies / de Racine. Et pourtant ce théâtre a sa moralité. \^ D'abord le poète est chaste jusque dans ses peintures f les plus hardies. C'est bien ce que remarquait IJoileau : Je ne suis pas pourtant de ces tristes esprits Qui, bannissant l'amour de tous chastes écrits, D'un si riche ornement veulent priver la scène, 'ïvdàie.nid'empoisonneurs et Rodrigue et Chimène. L'amour le moins honnête, exprimé chastement. N'excite point en nous de honteux mouvement... {Art poétique, rv, 97-102.) Puis les personnages de Racine ne cessent de lutter contre leur passion ; en y cédant, ils sont torturés de remords. Le poète insiste sur Cette idée dans sa préface de Phèdre : « Phèdre n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait inno- cente ; elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première : elle fait tous ses efforts pour la surmonter : elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à per- sonne ; et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime 88 BACINK est pluliM une puiiilion dos dieux (in'iiii iiiouvciuciil il<' sa voloiik'. » El noiloaii en faisait iiiif loi du poC'mo dramatique : N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artauiène ; Et que l'amour, souvent de remords coudnillu, Paraisse une faiblesse et non une vertu. [Art poétique, m, 100-102.) Enfin, chez Racine, la passion entraîne avec elle son propre châtiment : a Je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévère- ment |)uiiies • la seule pensée du crime y est regardée avec auUmt d'hoi-reur que le crime même ; les faihless(;s de l'a- mour y passent pour de vraies laiMesses ; les passions n'y sont présentéesaux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est jx-int partout avec des couleurs <|ui en font connaître et haïr la din'itrmilé. C'est là projuement le but que tout homiiu; qui travaille pour le public doit se proposer. » (Préface de Phèdre.) Partout, châtiment et expiation. La passion fùt-elîe innocente, on en est puni comme d'un crime : témoin Ilippolyte, Bajazet, Hritannicus. Quant aux coupables, ils n'échappent jamais, 11 est vrai qu'on les jdaint plus qu'on ne les hait. .Mais par leur malheur ils prouvent le danger et les conséquences fatales de toute faiblesse Dans cette expiation et dans ce remords est la moralité du théâtre de Racine. STRUCTURE DU DRAME 89 IV STRUCTURE DU DRAME. Sa psychologie explique la forme de ses drames. Ce qui domine toute la structure de ses tragédies, c'est le principe de la subordination de l'action aux caraçiÎLres.- (Vélait en France une grande nouveauté. De là Féton- nem^nt et la malveillance à peine déguisée d'un homme d'esprit et de goîit comme Saint-Evremond : a J'ai soutenu qu'il fallait faire entrer les caractères dans les sujets, et non pas former la constitution des sujets après celle des caractères ; que nos actions devaient précéder nos qualités et nos humeurs ; qu'il fallait remettre à la philo- sophie de nous faire connaître ce que sont les hommes, et à la comédie de nous faire voir ce qu'ils font ; et quenhu ce n'est pas tant la nature qu'il faut expliquer, que la condition humaine qu'il faut représeûter sur le théâtre. » Racine a bien défini lui-même le trait essentiel de sa poétique en commentant Aristote : « La tragédie est l'imitation d'une action. Or toute action suppose des gens qui agissent, et les gens qui agissent ont nécessairement un caractère {c'est-à-dire des mœurs et des inclinations qui les font agir) ; car ce sont les mœurs et lin- clination [c'est-à-dire la disposition de l'esprit) qui rendent les actions telles ou telles ; et par conséquent les mœurs et le sentiment (ou la disposition de l'esprit) sont les deux prin- cipes des actions. » (Commentaire sur la Poétique d'Aristote.) On voit toutes les conséquences de cette théorie. Nous aurons le moins dincidents possible, juste ce qu'il en faut pour le développement des caractères, et ce sont les caractères qui entraîneront toute l'intrigue. Nous proscrirons tout épisode inutile, tout hors- d'œuvre : 90 RACINE « On ne peut prendre trop de précaution pour ne rien mettre sur le tlu-Atre qui no soit très nécessaire ; et les plus belles scènes sont en danj^er d'ennuyer, du moment ([uon les peut séparer de Taclion, et qu'elles l'interrompent, au lieu de la conduire à sa lin. » (Préface de Mithridate.) Nous n'aurons que des situations naturelles, analo- jcs à blable gués à celles de la vie ordinaire. Tout sera vraisem- « Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée que sur la fantaisie de ceux qui l'ont faite : il n'y a que le vraisemblable qui touche dans la traj^édie. Et quelle vraisen)- blanceya-t-il qu'il arrive en un jour une multitudi; de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines? » (Préface de Bérénice.) L'invention ne consistera pas à imai^iner de savantes combinaisons, mais à tirer d'une donnée initiale tout ce qu'elle contient : a 11 y en a qui pensent que cette simplicité est une mar- que de peu dinvenlion. Ils ne songent i)as qu'au contraire toute l'invention consiste à faire (jiielque chose de rien, et que tout <'e grand nombre d'incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression. » (Préface de liérnvre.) Pour ajouter le moins possible, Racine cherche dans l'histoire des sujets tout faits. Il abandonne ctnix aux- quels il eût fallu trop ajouter ; souvent même il sim- plifie les données historiques. A cet égard, rien de plus Instructif que la comparaison des deux Bérénices : chez Corneille, c'est l'excès de complication ; chez Racine, l'excès de simplicité. Par cette conception du drame, on se rapproche des STRUCTURE DU DRAME ' 91 anciens, surtout des Grecs. Ce sont eux qu'il faut pren- dre pour modèles dans la conduite de l'action : « Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans mon sujet ; mais ce qui m'en plut davantage, c'est que je le trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d'action qui a été si fort du goût des anciens : car c'est un des premiers préceptes qu'ils nous ont laissés: « Que « ce que vous ferez, dit Horace, soit toujours simple et ne « soit qu'un. » (Préface de Bérénice.) Avec ces idées, Racine devaitêtre aidé plutôt que g-êné par les 7'ègles que les théoriciens du xvn^ siècle impo- saient à l'art dramatique. Jusqu'en 1639 avait régné sur la scène une grande liberté : on avait essayé de tous les systèmes. Au xvi^ siècle, on avait noté quelques observations sur les genres littéraires renouvelés de l'antiquité. On avait commencé à étudier la Poétique d'Aristote. Ronsard, Jean de la Taille et Scaliger avaient à peu près formulé la règle des trois unités ; Jodelle et Garnier l'avaient à peu près observée. En Italie, en Espagne, en Angle- terre, plusieurs poètes avaient cru découvrir et pro- clamé la même loi. Mais en France, comme en tous ces pays, les auteurs dramatiques de la première moitié du xvn® siècle, Hardy comme Shakespeare, avaient suivil surtout leur fantaisie. C'était un legs du moyen âge,' comme l'habitude du décor simultané. On trouve même dans une préface de 1628 un véritable réquisitoire contre les règles et l'imitation servile des anciens (1 ). Les polémiques que soulevèrent les chefs-d'œuvre de Corneille hâtèrent le progrès des règles. Chapelain s'en fit le champion, en proclama Tavènement et la toute- puissance. D'Aubignac, qui se vantait d'être seul à comprendre Aristote, voulut bien expliquer les règles (1) François Ogier, Préface à la tragédie Tyr et Sidon de Jean de Schelandre. 92 RACINE à SOS contemporains, et on donna la th(^orie dans sa pratique du théâtre {{^Vtl). Cornoille, pris de scriij)iile, dans les Examens de ses pièces ( I6G0) essaya de montrer qu'il n'avait pas méconnu l'autorité d'Aristole. Un J petit fait matériel contribua sans doute à imposer le respect des règles à tous les auteurs: à partir de 16Pj6, ' les côtés de la scène furent envahis par les gens de cour, ce qui força de renoncer à peu près au décor. Aussi Boileau, dans son Art poétique, put, sans crainte d'être contredit, formuler la théorie des trois unités, qu'il fonda sur la nature et la vraisemblance : ... Nous, que la raison à ses règles engage, Nous voulons qu'avec art l'action se ménage : Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli Tienne jusqu'à la fm le théâtre remph. {Art poétique^ m, 43-46.) Racine, lors de ses premières tragédies, se conforma tout naturellement à la tradition établie. Dans la Thé- baïde et dans Alexandre, il appliqua exactement les règles : il les accepta comme une convention théâtrale, une sorte de recette pour composer une bonne tra- gédie. Mais il ne s'en tint pas là. Il chercha la raison de ces règles. C'est ce que prouvent plusieurs livres de sa bibliothèque, annotés de sa main : l'ouvrage d'IIeinsius sur la Constitution de la trarjédie ; des exemplaires d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, de la première édition d'Aubignac, enfin de la Poétique d'Aristote, avec fragments de commentaire et de traduction. Racine avait donc beaucoup réfléchi sur celle question des trois unités. 11 arriva à cette conclusion que les fameu- ses règles n'étaient pas fondées historiquement, mais qu'elles l'étaient en raison. Il connaissait trop bien l'antiquité pour ne pas s'aper- cevoir que ces lois de la tragédie étaient en grande partie d'invention moderne. Aristote demandait l'unité STEUCTURE DU DRAME 93 d'action ; pour le reste, il voulait seulement que la tragédie n'embrassât pas un trop grand espace de temps et de lieu ; car c'est^ disait-il, un être vivant dont il faut pouvoir saisir l'ensemble. Evidemment, la pré- sence du choeur donnait beaucoup d'unité aux pièces d'Eschyle ou de Sophocle. Mais les Grecs n'observaient pas toujours les règles strictes que les modernes ont cru découvrir dans leurs œuvres ; on peut le constater, pour le lieu, dans les Euméindes et dans Ajax\ pour le temps, dans OEdipe à Colone. Cependant Racine trouvait ces règles légitimes et raisonnables. D'abord le théâtre grec lui était si fami- lier que tout sujet se présentait à lui dans un cadre analogue. Puis, le drame psychologique, tel qu'il le concevait, sans épisode ni combinaisons, avec son action simple où l'évolution des caractères aboutit fatalement à une crise, s'accommodait sans effort des trois unités. Sans doute même, dans sa préoccupation constante du naturel et du vrai, il y voyait une vraisemblance de plus. Après tout, le système classique est peut-être celui qui comporte le moins de conventions : l'action réelle doit s'accomplir à peu près dans le même temps et dans les mêmes conditions que la représentation. Rien de plus réaliste que cette conception. Et c'était une conséquence assez naturelle d'une conception idéa- liste du drame : rien ne doit distraire le spectateur du progrès des caractères et du jeu des âmes ; le décor sera donc réduit au minimum ; nous serons transpor- tés une fois pour toutes dans un endroit donné; et là tout se passera devant nos yeux pendant la durée d'une représentation. Racine ne s'inquiète que de la vérité psychologique. Aussi, chez lui, nul souci du costume ni de la mise en scène. Ses tragédies pouvaient, sans grand inconvé- nient, être jouées dans un salon en habits de ville, ou à la cour dans un décor de fantaisie. C'est qu'il y a deux manières de comprendre la vérité matérielle au théâtre. Ou bien le poète veut reproduire des scènes de la vie Oi HACINE (Irtiis loiilt' ItMir l'oniiilt'xik'. Alors il ue devra iiri^Hj^^T aucun (KMail, mr-me l'-lranger à l'action. C'est le système de Shakespeare, du moyen âge, des Espagnols, des romantiques. Ou bien l'on se place au point de vue des spectateurs ; alors la vérité matérielle n'a plus qu'une valeur subjective; elle consiste à ne mettre sous les yeux que les choses utiles à l'action ; si l'on n'étudie que les caractères, le décor est superllu ; il faut se garder seulement de choquer l'idée que le spectateur se fait d'une époque ou d'un pays : c'est le système clas- sique, et, par excellence, celui de Racine. . Tout dans le drame de Racine a pour objet de pein- dre la passion choisie. Dans beaucoup de ses tragédies, il en varie les efTets et prépare la crise en prêtant la même préoccupation amoureuse à trois des person- nages: liajazet entre Roxane et Atalide ; Junie entre Néron et Britannicus; Bérénice entre Antiochus et Titus; Monime entre Mithridate et Xipharès; Achille entre Eriphile et Iphigénie; llippolyte entre Phèdre et Aricie. Certains de ces amours, par exemple ceux d'Eriphile et d'Antiochus, peuvent sembler épisodi- ques, et marquent une concession au goût du temps. Mais d'autres sont la cause de grandes beautés : c'est la rivalité d'Aricie, d'Atalide, qui déchaîne la jalousie de riièdre ou de Hoxane. \ Comme l'action naît des caractères, il faut que nous Jassistions à la lutte des sentiments divers dans l'Ame |des personnages. D'où les monologues et les confidents. Ce sont là évidemment deux conventions théâtrales. Ce qui en excuse l'emploi, c'est que l'on n'a jamais réussi à s'en passer, et on les retrouve, sous divers noms, dans tous les théâtres. Le conflit des sentiments éclate souvent chez Racine en de merveilleux monologues. Quant à ses confidents, ce qui les sauve, c'est leur uti- lité : ces pâles ombres de nos tragédies ont, après tout, leur raison d'être. Mieux que tous les monologues, un I confident met à nu la passion, en marque le progrès : et c'est là tout l'essentiel de Racine. STRUCTURE DU DRAME 95 Avant le lever du rideau, aucun des personnages n'est censé connu du spectateur : d'où la netteté des expositions. Plusieurs sont à elles seules de vrais chefs- d'œuvre. On connaît le début de Bajazet. Le vizir, du ton le plus naturel, converse avec un officier : quand ils se sépareront, nous saurons tout, et le caractère d'Acomat, et la physionomie du sérail, et l'intrigue engagée entre la sultane et le frère de l'empereur; on pressent les dangers et tout ce qui suivra. Dans ces drames tout intérieurs, les incidents, sauf le petit nombre de ceux que fournissait l'histoire et que le poète n'a pu changer, naissent naturellement du jeu des âmes : ils ne sont que l'image du progrès de la passion. Les ressorts de ces tragédies sont toujours très simules, souvent analo^-ues à ceux des comédies de Molière. Les situations les plus dramatiques, les scènes capitales sont si naturellement préparées et amenées qu'il faut un effort de réflexion pour en saisir toute la hardiesse. Le dénouement est toujours la conséquence logique des caractères. Le poète fait remarquer lui-même ce mérite de ses tragédies dans la préface à'Iphigéiiie : « Ainsi le dénouement de la pièce est tiré du fond même de la pièce ; et il ne faut que lavoir vu représenter pour comprendre quel plaisir j'ai fait au spectateur, et en sauvant à la lin une princesse vertueuse pour qui il s'est si fort in- téressé dans le cours de la tragédie, et en la sauvant par une autre voie que par un miracle, qu'il n'auraitpu souffrir, parce qu'il ne le saurait jamais croire. » Ailleurs Racine nous dit : V Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sanget des morts dans une tragédie : il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » (Préface de Bérénicejf PR RACINB Cotte théorie est incontestable. Mais il n'est pas moins vrai (}iie, sauf une s«'ule, loulos les pi(>cos de Uarino se terniiniMil par i\o. granil»'s tueries. C'est là qu'aboutissait presque nécessairement la psychologie racinienne. Fatalité de la passion, ordonnance iog'ique et simpli- cité de l'intrigue, prépondérance des caractères sur le sujet : telles étaient les grandes nouveautés et les traits dominants de ce système dramali(jue. A cette concep- tion de la tragédie Racine avait été amené peu à peu par l'exemple de Molière et les conseils de IJoileau, surtout par l'étude directe des grands tragiques grecs. 11 considéra toujours Euripide et Sophocle comme les vrais modèles. Depuis Ajidnnnaque jusqu'à Phèdre^ il imita dans ses pièces la structure intime du drame athénien. Il eût voulu en imiter aussi les formes d'art, les chœurs accompagnés de musique, le spectacle, le mélange de dialogue et de chant. Mais les conditions matérielles du théâtre du xvn' siècle ne s'y prêtaient guère. Tant qu'il travailla [)our la scène, Hacine dut s'en tenir à son drame psychologique. L'occasion se présenta plus tard, quand M""^ de Maintenon lui de- manda des pièces pour Saint-Cyr: alors le génie du poète se déploya plus librement, et son idée fixe prit corps en deux chcfs-d'(Puvre harmonieux et complets comme une tragédie d'Athènes, CHAPITRE III. LE THÉÂTRE. VUE D ENSEMBLE. — LA VERITE HISTORIQUE DANS LE THEATRE DE RACINE. Nous venons de voir quelle idée Racine se faisait du théâtre : voyons comment il a réalisé cette idée. Ce qu'il se propose avant tout, c'est de peindre l'homme dans ce qu'il a de permanent et d'universel, l'homme animé de passions communes et placé dans des situations ordinaires. Mais c'est là une abstrac- tion, qu'il faut absolument revêtir de formes concrètes pour la produire sur la scène. Au théâtre, les passions s'incarnent dans des personnes vivantes, qui se meu- vent, parlent, agissent, et qui par là, nécessairement, appartiennent à un certain tenps et à un certain pays. Dans le dessin de ses personnages, le poète doit tenir compte des dispositions d'esprit de ses spectateurs, de leurs habitudes, de leurs préjugés, dont lui-même d'ail- leurs ne se peut entièrement dégager. Il ne suffit donc pas que les personnages soient vrais d'une vérité humaine, et vrais d'une vérité historique absolue : il faut encore, pour les faire accepter au théâtre, que le poète leur donne une sorte de vraisemblance scénique. 98 RACINE C'est toujours à l'histoire, et presque toujours à l'his- toire de l'antiquité, que Racine emprunte le cadre de son drame psychoIogi(jue. C'était d'ailleurs, on le sait, une tradition conslanle dans la li'agédie classique. L'o- rii;ine de cette tradition est des plus simples : quand, à la Renaissance, on se mit à imiter les poêles grecs et romains, on leur emprunta naturellement leurs sujets, ot riiabilude s'en conserva. Mais Racine en donne une raison plus profonde. Pour peindre les passions les plus communes, pour mieux dégager l'essentiel de l'ac- cessoire, le poète ne peut se passer d'une sorte d'éloi- gnement, comme à distance on dislingue mieux les grands traits d'une époque ou d'un paysage. A défaut de l'éloignemenl dans le temps. Racine veut l'éloigne- ment dans l'espace. C'est ce qu'il explique très nette- ment dans la préface de Bajazet : « Les persoqnages tragiques doivent être regardés d'un autre œil que nous ne regardons d'ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que Ton a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloi- gnent de nous : major e louri'iiKjno revorenlia. L'cloignement des pays répare en quelque sorte.' la trop grande proximité des temps : car le peuple ne met guère de iliirt-rence entre ce qui est, si j'ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C'est ce qui lait, par exemple, que les personnages turcs, quoique modernes qu'ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre : on les regaide de bonne heure comme anciens. Ce sont des mœuis et des coutumes toutes dilTérentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes, et les autres personnes qui vivent dans le sérail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. » D'ailleurs Racine ne prend à ces temps ou pays loin- tains que ce qui pourrait être vrai également dans la France du xvn® siècle, donc ce qu'il y a d'essentiel dans la nature humaine. Le fond durable de l'âme se reconnaît dans les Parisiens de Louis XIV comme dans les Athéniens de Périclès. Racine en fait la remarque dans la préface à' Ip/uyénie : VUE d'ensemble de son THEATRE. 99 « J'ai reconnu avec plaisir, par l'efTet qu'a produit sur notre théâtre tout ce que j'ai imité ou d'Homère ou d'Euri- pide, que le bon sens et laraison étaient les mêmes dans tons les siècles. Le goûtde Paris s'est trouvé conforme à celui d'Athènes; mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. » En fait de psychologie, on y voit plus clair à dis- tance : voilà pourquoi le poète, qui veut peindre les passions éternellement vraies, va en chercher les prin- cipaux types dans l'antiquité classique et en Orient. Racine a toujours eu grand souci de l'exactitude his- torique. Il s'efforçait de suivre le conseil de Boileau : Conservez à chacun son propre caractère. Des siècles, des pays étudiez les mœurs: Les climats font souvent les diverses humeurs. {Art poétique, m, 112-114.) Cette préoccupation apparaît chez Racine dès s^s pre- mières tragédies, témoin la préface de son Alexancb^e : « Il n'y a guère de tragédie où l'histoire soit plus fidèlement suivie que dans celle-ci. Le sujet en est tiré de plusieurs auteurs, mais surtout du huitième livre de Quinte-Curce. C'est là qu'on peut voir tout ce qu'Alexandre fît lorsqu'il entra dans les Indes, les ambassades qu'il envoya aux rois de ce pays-là, les différentes réceptions qu'ils firent à ses envoyés, l'alliance que Taxile fit avec lui, la fierté avec laquelle Porus refusa les conditions qu'on lui présentait, l'inimitié qui était entre Porus et Taxile, et enfin la victoire qu'Alexandre remporta sur Porus, la réponse généreuse que ce brave Indien Ht au vainqueur, qui lui demandait comment il voulait qu'on le traitât, et la générosité avec laquelle Alexandre lui rendit tous ses Etats, et en ajouta beaucoup d'autres. » A chacune de ses pièces Racine entreprend de prou- ver qu'il a fidèlement suivi les auteurs anciens. Dans les préfaces de Britannicus et de Mithridate, il passe en revue tous les personnages pour en montrer la scru* rîvwrsitàî'*^ ^VÉT BIBLIOTHiCA 100 RACINE puleuse exactitude. La préface de Bnjazrt est uu vrai cours d'histoire turque; celle (VAthalie est un solide chapitre sur les institutions ou muMirs juives et sur la révolution qui amena ravénemenl de Joas. Cette conscience de Racine s'affirme jusque dans les plus petits détails. Par exemple, l'abbé de Villars avait signalé celte exclamation Dieux ! dans la bouche de la juive Bérénice. C'était une chicane; mais le poète en fit son profit, et corrigea le passage. Il ne saurait donc y avoir de doute sur l'intention de Racine : toujours il a prétendu observer la vérité his- torique, ou tout au moins la vraisemblance historique non seulement dans l'étude de certains caractères qui s'imposaient, comme Néron, Ai^rippine ou Milhridale, mais encore dans lensemble du drame et dans le plus mince détail. Racine .y a-t-il réussi? Et que faut-il penser aujourd'hui de son exactitude ? ÎN'aturellemenl il n'est point ici question de couleur locale. Pour marquer le lieu et le temps, le poète se contente d'indiquer rapidement, au courant du dia- logue, quelques détails caractéristiques, connus de tous les gens un peu instruits ; mais, en revanche, il se garde avec soin de tout anachronisme. A celase réduit, dans ce théâtre, la vérité matérielle. Ce qui est en question ici, c'est la vraisemblance historique des caractères et de l'action. Pour juger de l'exactitude du poète, il faut bien préciser ce qu'on a le droit d'attendre de lui. Dans tout drame historique, il y a nécessairement une sorte de transposition. A propos d'une époque ou d'un personnage, le premier souci du poète dramatique doit /^tre de ne point cho- quer l'idée que s'en font les gens instruits dn son temps. L'exactitude au théâtre est chose toute relative. Croit-on que Sophocle ait représenté 1rs héros de la guerre de Troie tels qu'ils furent réellement ? Il l'aurait pu, qu'il s'en serait bien gardé. Il s'est préoccupé seu- lement de ce qu'i'U pensaient ses contemporains. Nous- mêmes, malgré le progrès des études archéologiques, LA VÉRITÉ HISTORIQUE DANS SON THÉÂTRE 101 nous ne pouvons connaître absolument, et dans tous les détails, les anciens Grecs ; il est probable que dans cinquante ans, après de nouvelles découvertes, on se les figurera d'une façon un peu différente. C'est dire que la vérité absolue est impossible au théâtre : la réalité rétrospective est à peu près insaisissable, et la notion qu'on en a varie d'une génération à l'autre. Pour apprécierla valeur historique d'un drame, on doit sellemanHer d'abord ce que les contemporains de l'au- teur savaient ou pensaient du pays, du temps où se passe l'action, et des personnages mis en scène : car le poète, boh gré mal gré, a dû ménageries idées précon- çues du public, même ses erreurs ou ses préjugés. Racine lui-même en fait l'observation à propos du personnage d'Andromaque : « Andromaque ne connaît point d'autre mari qu'Hector, ni d'autre fils qu'Astyanax. J'ai cru en cela me conformer à ridée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d'Andromaque ne la connaissent guère que pour la veuve d'Hector et pour la mère d'Astyanax. On ne croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils; et je doute que les larmes d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait (l'Hector. » (2e préface .d'Ayidroinaque.) Ce que Bacine nous dit là d'Andromaque, il aurait pu le répéter à propos de toutes ses tragédies. Il connaissait l'antiquité autant que personne ; mais au théâtre il l'interprétait avec les idées et le tour d'esprit de ses contemporains. Au xvu' siècle, on ne voyait les anciens qu'à travers le Plutarque d'Amyot. Or l'on ne doit pas oublier que Plutarque est un sophiste du second siècle de -l'empire romain : il vivait cinq cents ans après Périclès, et était presque aussi étranger que nous à l'esprit de la Grèce indépendante. Ce qu'il 102 RACINR connaissait bien, c'était la société composite née des con(}iitHos d'.Vlexatidre et de Home : et c'est d'après ce monde-là qu'il jugeait tout le reste. Aussi la Grèce de Plularque, sauf quelques détails empruntés à d'anciens auteurs, n'est pas la vraie GrèrH, telle que nous l'en- trevoyons aujourd'hui ; c'est la Grèce drapée par un rhéteur à la mode de l'époque alexandrine et gréco- romaine. Pour les gens du xvii* siècle, c'était là toute l'antiquité. En cela Racine partageait l'erreur de ses contem- porains. Quoiqu'il eût étudié de près les grands au- teurs athéniens, il les avait compris en lettré plutôt qu'en historien. Il goûtait la beauté simple de Sophocle ; mais sur la société hellénique il en était resté aux idées courantes Aux temps de sa première jeunesse, nous savons comment il avait appris l'histoire ancienne. Elève à Port-Uoyal, il chargeait de notes les marges de son Plutarque, et avec de singulières préoccupa- tions : il comparait Coriolan k Condé ou le roi Anli- gone à rîichelieu, et il découvrait dans ce vieux so- phiste la doctrine de la Grâce suffisaiite. Plus tard, pour ses tragédies, Racine a bien souvent puisé dans les Vies parallèles. C'est là, par exemple, qu'il trouva l'idée du personnage de Monime : « J'ai choisi Monime entre les femmes que Milhridate a aimées. 11 parait que c'est celle de toutes qui a été la plus vertueuse, et qu'il a aimée le plus lendreinenl. Plittairptr^ scmblp avoir pris plfiisir à drcriro le mtilli>'iir ft 1rs smtiincnls dp celte princesse. C'est lui fjiii m'a (louiu- l'idée de Monime ;el c'est en partie sur la peinture qu'il en a faite (fue j'ai fondé un caractère que je puis dire qui n'a point déplu. Le lecteur trouvera bon que je rapporte ses paroles telles (prArnyol les a traduites ; car elles ont une grâce dans le vieux style de ce traducteur, que je ne crois point pouvoir égaler dans notre langage moderne. » (Préface de Milhridate.) C'est aussi dans les Vies parallèles que l'auteur de Phèdre a trouvé le récit des aventures de Thésée • LA Vï^RITÉ HISTORIQUE DANS SON TnÉATRB 103 « Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scru- puleusement attaché à suivre la fable. J'ai même suivi Vhis- toire de Thésée, telle qu'elle est dans Plutarque. « C'est dans cet historien que j'ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en ^pire vers la source de FAchéron, chez un roi dont Pirithoiis voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier, après avoir fait mourir Pirithoiis. Ainsi j"ai tâché de conserver la vraisemblance de l'histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie. » (Préface de Phèdre.) On pourrait multiplier les preuves. On verrait que la plupart des personnages de Racine, s'ils ne viennent pas directement du monde de Plutarque, Font du moins traversé. Ils se meuvent dans cette civilisation compo- site, qui n'est point une invention des gens du xvii^ siècle, mais à laquelle ils avaient le tort de ramener toute Fhistoire ancienne. C'est une sorte d'antiquité moyenne, un peu mêlée, oii se rencontrent la Grèce Rome et l'Orient, oii même Bajazet, Esther et Athalie ne sont pas trop dépaysés. C'est bien ie caractère de la civilisation qui s'est étendue peu à peu à tous les peuples riverains de la Méditerranée, de Syrie et de Palestine en Espagne et en Gaule, depuis les conquêtes d'Alexandre jusqu'aux derniers siècles de l'empire romain. Chaque poète humaniste a dans le passé une époque de prédilection, à laquelle il ramène plus ou moins tout le reste. Pour Corneille, c'est l'Espagne du moyen âge. Pour Racine, c'est la société moitié grecque, moitié orientale, de la période hellénistique. A Port- Royal, son livre de prédilection, avec Plutarque, c'est Jhéagène et Chariclée. Il admire très vivement les vieux poètes de la' Grèce indépendante ; mais il sent que quelque chose le sépare d'eux, et il n'ose presque rien leur emprunter. Il imite Euripide : c'est que précisé- ment, par la physionomie de son drame, par sa rhéto- rique élégante, par l'importance qu'il donne à la femme UU RACINE et aux passions de l'amour, Eurij)i(lo annonce d^jà la civilisation de l'âge suivant, llacine lirsitail en face de Sophocle : il s'enhardissait avec Euripide, avec IMu- tarque, Sén^qne et les Gréco-Romains, parce qu'il se sentait plus près d'eux. En effet, cette société hellénistique, telle que nous la connaissons par les cours à demi-orientales des dynas- ties macédoniennes ou par la Rome impériale, res- semble par plus d'un traita la société française de la lin du xvii" siècle ; c'est, de part et d'autre, même idée du pouvoir royal, m«"^me jeu d'ambitions, même pré- dominance de la femme, même galanterie, même raffinement extérieur cachani mal des passions vio- lentes. Dans ces ressemblances des deux civilisations on trouve peut-être un des secrets de l'harmonie du théâtre de Racine : ses personnages peuvent avoir des façons de gens du xvn* siècle, sans en être moins de vrais anciens à la mode de Plutarque. On voit raainienant qu'on ne saurait, sans distinction ou restriction, louer ou contester la vérité historique du thé;\tre de Racine. Laissons de cAté pour le moment ses tragédies religieuses : l'Orient biblique, comme nous le verrons, y est admirablement compris, mais ce sont là vraiment des œuvres à part. Tenons-nous-en à l'antiquité profane. Racine a toujours voulu la peindre exactement ; mais il y a réussi, suivant les cas, dans des mesures très diflérentes. IIistori(juement, ses per- sonnages nous semblent aujourd'hui vrais ou faux, selon qu'ils appartiennent ou non à la seule période de l'histoire ancienne que le xvn' siècle ait bien comprise, à cette civilisation hellénistique qui d'Alexandrie jragna Rome et tout le monde romain. Cette société-là, Racine la comprenait à merveille ; mais, comme tous ses con- temporains, il y transposait involontairement ce qui était en dehors d'elle, surtout ce qui l'avait précédée. Sauf quelques détails secondaires, c'est bien réellement la Rome impériale qui revit dans Britannicus, ou l'Orient hellénique dans Mithridatc. Mais pour com- LES GBECS 105 prendre les pièces grecques de Racine, il faut commen- cer par oublier les temps héroïques, même l'Athènes de Périclès ; il faut, comme Racine ou Plutarque, nous figurer Andromaque ou Iphigénie dans une maison royale de l'Orient hellénisé, au milieu d'une cour bril- lante et raffinée, digne d'un Séleucide ou d'un Ptolémée. Il LES GRECS. Ainsi les Grecs de Racine arrivent d'Alexandrie ou I d'Antioche. Dans Andromaque, Iphigénie ou Phèdre, \une seule chose appartient aux temps héroïques : c'est 'le sujet, le cadre, les noms. Racine, pas plus qu'Euri- pide, n'a peint des Achéens et des Phrygiens contem- porains de la guerre de Troie. Les deux poètes ont conservé seulement les traits principaux, traditionnels, d'Achille, de Phèdre, d'Andromaque. De ces hommes et de ces femmes Euripide a fait des Athéniens de son temps. Racine, qui se représentait les héros légendaires d'après Euripide corrigé par Sénèque et Plutarque, a transporté les Achéens aux belles cnémides dans les demeures princières des successeurs d'Alexandre. Donc, les trois grandes pièces grecques de Racine, par la don- née générale, nous reportent aux temps héroïques, et, par les traits de civilisation, à l'époque hellénistique : par l'analyse psychologique, ce sont des drames intimes universellement vrais. Une veuve qui, pour sauver son enfant, ne peut se décider à trahir la mémoire de son mari : voilà tout le sujet à' Andromaque . Dans l'Iliade, dans deux pièces d'Euripide, dans Virgile et Sénèque, Racine a trouvé presque tous les éléments de sa tragédie. Mais ces éléments, il les a refon- i* 106 RACINE dus, combinés avec un art infini. Pour l'intrigue, il suit surtout V Andromaque (rKiiri[)i(l(' ; mais il y fait plu- sieurs changements fort heureux. Il suppose cju'ller- mione est seulement fiancée, et non pas mariée, à Pyrrhus ; il marque d«>s le début la passion emportée d'Orosto, à peine indiijiiée dans Kuripide; il met en scène Pyrrhus, qui ne paraissait point dans la pièce grecque. Surtout il nous intéresse beaucoup plus aux anxiétés d'Andromaque. Car elle a gardé, inviolable, la foi conjugale: cet enfant, pour qui elle tremble, n'est point né d'un second mariage, comme le Molossos d'Euripide ; c'est Astyanax, le fils unique d'Hector. Par ces simples changements Racine a renouvelé pres- que entièrement le sujet : de la vieille fable il a tiré un drame très neuf et débordant de passion. Tout dans la pièce dépend d'Andromaque, du combat qui se livre »'n elle entre la fidélité conjugale et l'amour maternel. Les Grecs, par la voix de leur ambassadeur Oreste, exigent la mort d'Aslyanax : le sort de l'enfant est entre les mains du roi d'Epire. Andromaque, qui n'aime point l'yrrhus et ne veut pas l'épouser, doit éviter cependant de le pousser à bout. A-t-elle, en le ménageant, l'air de céder? aussitôt Pyrrhus lai offre sa main ; llermione, furieuse de cette trahison de son fiancé, se retourne vers Oreste dont j'Ile cesse de rudoyer l'amour, dans une vague pensée de vengeance. Andromaque a-t-elle repoussé Pyrrhus? Alors c«'lui-ci, de dépit, revient à llermione, qui oublie vite sa colère ; et le désespoir reprend Oreste, délaissé de tous, sauf de Pvlade. Comme toute l'action, le dénouement sort des contradictions apparentes d'Andromaque. La pauvre femme a cru trouver un moyen de sauver son fils sans manquer au souvenir de son mari : elle épousera Pyr- rhus, mais, aussitôt après la cérémonie nuptiale qui doit assurer à l'enfant un protecteur, elle s'immolera sur la tombe d'Hector. Cependant la jalousie d'Hermione est là, qui guette; au temple même où si céli-bre le mariage, elle frappe Pyrrhus par la main d'Oreste. LES GRECS 107 Puis Hermione se tue^ Oreste devient fou; et parmi tant de victimes de l'amour, Andromaque reste seule. Pyrrhus est un vrai fils d'Achille, orgueilleux et emporté. Il n'admet pas que les Grecs se mêlent des affaires de son royaume, et il trouve de fières paroles pour répondre à leur ambassadeur : La Grèce en ma faveur est trop inquiétée : De soins plus importants je Fai cru agitée, Seigneur ; et, sur le nom de son ambassadeur, J'avais dans ses projets conçu plus de grandeur. Qui croirait en effet qu'une telle entreprise Du fils d'Agamemnon méritât l'entremise; Qu'un peuple tout entier, tant de fois triomphant, N'eût daigné conspirer que la mort d'un enfant?... Non, seigneur rquelesGrecscherchentquelqueautre proie: Qu'ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie : De mes inimitiés le cours est achevé ; L'Épire sauvera ce que Troie a sauvé. C'est l'orgueil qui parle en ces beaux vers ; mais c'est aussi l'amour. Pyrrhus aime Andromaque jus- qu'à la plus folle imprudence : pour elle, qui ne l'aime pas, il rompt ses engagements avec Hermione, il com- promet sa gloire et celle de son père, il risque de déchaîner contre son peuple une guerre terrible. Mais il entend être payé de son dévouement. Il compte que la reconnaissance de sa captive ira jusqu'à une tendre sympathie dont il profilera pour l'enchaîner à lui par le mariage. A cette condition seulement il con- sent à sauver Astyanax. Aussi, quand il déclare son amour à Andromaque, c'est avec une galanterie sîire d'elle-même, et oii gronde la menace : Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur, S'il naime avec transport, haïsse avec fureur. Je n'épargnerai rien dans ma juste colère : Le fils me répondra des mépris de la mère... Madame, en l'embrassant, songez à le sauver. Si Andromaque se dérobe, Pyrrhus tient dans les f08 RACTNB mains sa ven^reanco : il annonce (jn'il va livror Aslyanax, épouser Ilermione. Mais il aime encore la Troyenne ; car il est jaloux d'Hector: Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche. Vainement ii son lils j'assurais mon secours : « C'est Hector, disait-elle en l'embrassant toujours : « Voilà SOS yeux, sa bouche, et déjà son audace ; « C'est lui-mcme, c'est toi, cher époux, que j'embrasse. » Eh ! quelle est sa pensée ? attend-elle en ce jour Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour? Qu'Andromaque semble se raviser, et Pyrrhus est prêt à oublier tout : il l'aime assez pour l'épouser à tout prix, ne l'aimàt-elle point. Sur un signe d'elle, il se détourne d'IIermione. Tout h sa folle passion, sans souci du danger, il court à l'autel où le guette la mort. Oreste traîne avec lui cette terrible prédestination _qui toute sa vie l'a voué au malheur. Il arrive, envoyé par les Grecs pour sommer le roi d'Epire de leur litrer le fils d'Hector. Mais ce qu'il redoute le plus, c'est de réussir dans son ambassade : car, en ce cas, Ilermione est perdue pour lui. Oreste l'aime depuis son enfance if autrefois même il a dû l'épouser; il a saisi avec em- pressement l'occasion de la revoir, même fiancée à Pyrrhus; il est venu, poussé par le vague espoir d'un heureux contre-temps. Il sait qu'il n'est pas aimé; et pourtant, il veut épouser Ilermione, (juand ils devraient en souffrir tous deux : C'est trop gémir tout seul. Je suis las qu'on me plaigne. Je prétends qua mon tour l'inhumaine me craigne. Et que ses yeux cruels, à pleurer condamnés, Me rendent tous les noms que je leur ai donnés. La vengeance d'Oreste serait de voir Hermione aussi malheureuse que lui. Pour arriver à ses lins, il ne se rebute d'aucun mépris, il ne s'effraie pas même du crime LES GRECS 109 et consent à assassiner son rival. Mais jusqu'au boul le destin s'acharne; pour prix de son forfait, Oreste n'obtient que des injures et des reproches. Sa raison s'égare ; jusque dans sa folie de désespoir, il est torturé par d'effrayantes hallucinations : Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance I Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance ! Appliqué sans relâche au soin de me punir, Au comble des douleurs tu m"as fait parvenir ; Ta haine a pris plaisir à former ma misère ; J'étais né pour servir d'exemple à ta colère, Pour être du malheur un modèle accompli. Eh bien ! je meurs content, et mon sort est rempli... Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne? De quel côté sortir? D"où vient que je frissonne ? Quelle horreur me saisit ! Grâce au ciel, j'entrevoi... Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi ! .... Quoi! Pyrrhus, je te rencontre encore ! Trouve-ai-je partout un rival que j'abhorre ? Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé? Tiens, tiens, voilà le coup que je tai réservé. Mais que vois-je ! A mes yeux Hermione l'embrasse ! Hermione, elle aussi, ne vit que pour Tamour ; et elle en meurt. Franche et loyale, elle est venue con- fiante en la promesse de son fiancé : Hélas ! pour mon malheur, je l'ai trop écouté. Je n'ai point du silence affecté le mystère : Je croyais sans péril pouvoir être sincère ; Et, sans armer mes yeux d'un moment de rigueur, Je n'ai pour lui parler consulté que mon cœur. Et qui ne se serait comme moi déclarée Sur la foi d'une amour si saintement jurée ? Elle adore Pyrrhus et l'admire. Malgré l'évidence, elle espère toujours le reconquérir : Je crains de me connaître en l'état où je suis. De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire ; Crois que je n'aime plus, vante-moi ma victoire; 110 RATINE Crciis que dans son dépit mon cœur est ondurci ; Ik'las ! el, s'il se peut, fais-le-moi croire aussi... Fuyons... Mais si l'ingrat renliail dans son devoir ; Si ia foi dans son cdMir retrouvait quolcjuc i>lace ; S'il venait ù. mes pieds me dcnianilcr sa grâce ; Si sous mes lois, Amour, lu pouvais l'engager ; S'il voulait... Elle est si heureuse du moindre témoignage d'amour qu'aussitôt elle pardonne : Pyrrhus revient à nous ! Eh bien ! chère Cléone, Conçois-tu les transports de l'heureuse llermione? Sais-tu quel est Pyrrhus? T'es-tu l'ait raconter Le nombre des exploits... Mais qui les peut compter? Intrépide, et partout suivi delà victoire. Charmant, fidèle enhn : rien ne manque à sa gloire. Rien n'existe pour elle que sa passion. Quand elle se croit aimée, elle est toute à sa joie égoïste ; elle est dure pour Andromaque, dure pour Oreste. Mais bientôt 1 illusion n'est plus possible ; llermione se voit trahie, abandonnée. Aussitôt en son âme grandit une idée fi.\e : elle se vengera. Elle fait venir Oreste. Pendant qu'il lui débile ses longues protestations d'amour, elle ne l'écoulé guère ; elle suit sa pensée, et répond d'un mot, aigu et froid comme un coup d'épée : Je veux savoir, seigneur, si vous m'aimez; ou bien : "Vengez-moi, je crois tout. Pourtant elle ne peut admettre encore que c'en est fait de ses rêves d'amour. Elle tente un effort suprême pour ramener Pyrrhus. Elle l'enveloppe de ses paroles cAlines ou menaçantes : Je ne t'ai point aimé, cruel ! Qu'ai-je donc fait ! J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes; LES GRECS m Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces ; J'y suis encor, malgré tes infidélités, Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés... Je t'aimais inconstant ; qu'aurais-je fait fidèle ? Et même en ce moment où ta bouche cruelle Vient si tranquillement m'annoncer le trépas, Ingrat, je doute encor si je ne faime pas... Pour la dernière fois je vous parle peut-être. Différez-le d'un jour, demain vous serez maître. Vous ne répondez point ? Perfide, je le voi : Tu comptes les moments que tu perds avec moi ! ... Porte au pied des autels ce cœur qui m'abandonne ; Va, cours ; mais crains encor d'y trouver Hermione. Enfin le crime est accompli. Alors tout l'amour pour Pyrrhus se change en fureur contre Oreste ; Tais-toi, perfide, Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide. Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur, Va: je la désavoue, et tu me fais horreur... Mais parle : de son sort qui t'a rendu l'arbitre ? Pourquoi l'assassiner ? Qu'a-t-il fait? A quel titre? Qui te l'a dit ? Hermione n'a plus qu'à se tuer près du cadavre de Pyrrhus. Avec les autres personnages du drame, vrais possé- dés de l'amour, Andromaque forme un singulier contraste. Simple et chaste dans sa tendresse, elle n'existe que pour ses affections de famille. Le souvenir d'Hector veillera sur elle jusqu'au dernier jour. Désormais, sa seule raison d'être en ce monde, c'est son fils : Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils. Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie, J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui : Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui ! Pour cet enfant, échappépar miracle à tant de ruines, 112 * RACINE elle ne rôve pas la gloire, elle ne demande qu'une rclraile obscure : Seif^nour, tant do prandoiirs no nous lourhont plus guère ; Jo les lui proniottais tant ([u'avccu son pôro. Non, vousn'espcroz plus do nous rovoir i-ncor, Sacrés murs, que n'a pu consorver mon lloctor ! A de moindres faveurs dos malheureux prétondont, Seigneur ; c'est un exil que mes pleurs vous domandcnl. Soutire/ que, loin des Grecs, et môme loin de vous, J'aille cacher mon fds et pleurer mon époux. iMais le destin poursuit la veuve et le fils d'Hector : la vie d'Astyanax est menacée. Pour le sauver, Andro- maque se résout au plus cruel des sacrifices; elle se résigne à aller supplier Ilermione, sa rivale et son ennemie : Où fuyez-vous, madame ? N'est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux Que la veuve d'Hector plouranto à vos genoux ?... Ma tlammo par Hector l'ut jadis allumée ; Avec lui dans la tombe elh; s'est enlerméo. Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour. Madame, pour un fdsjusqu'où va notre amour ; Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite, En quel trouble mortel son intérêt nous jette. Dans son dévouement à cet enfant tant chéri, Androma- quH trouve la force de ne pas laisser voir toute sa haine au fils du meurtrier d'IIector. Elle ménage Pyrrhus, on repoussant son amour ; mAme elle risque, pour l'apai- ser, d'innocentes et presque involontaires coquetteries : Vos serments m'ont tantôt juré tant d'amilit^ ! Dieux ! ne pourrai-je au moins loucher votre pitié ? Sans espoir de pardon mavez-vousc«mdafniiée ?... Volts qui hravipz pour moi tnnt de périls divers !... Pardonnez à l'éclat d'une illustre fortune Ce reste de fiertr qui rrnivl d'i-lrr importune. Vous ne l'ignorez pas : Andromaque, sans vous, N'aurait jamais d'un maître embrassé les genoux. LES GRECS 113 Au fond^ Andromaque estime Pyrrhus. Pour faire de lui le protecteur de son fils, elle accepte de l'épouser, sauf à lui échapper par la mort : donc elle croit à ses promesses et compte sur sa générosité. Seule dans la pièce, Andromaque n'est point le jouet de la passion. Seule, elle échappe au malheur; elle survit pour pleurer Hector et veiller sur son fils. La terrible psychologie racinienne frappe tous les autres acteurs du drame, que la fureur aveuglée de leur amour pousse à l'imprudence, au désespoir, au crime, à la folie. De la légende à^lphigénie à Aidis, comme de la fable d'Andromaque,Racine a retenu surtout l'idée essentielle, si simple et si dramatique : un homme qui sacrifie sa fille à son ambition. Le poète indique nettement dans sa préface tout ce qu'il doit aux anciens. 11 avait recueilli avec soin dans Homère et Stésichore, Eschyle et Sophocle, Euripide, Lucrèce, Ovide et Pausanias, toutes les traditions rela- tives à Iphigénie. Mais ici encore c'est surtout Euripide qu'il a suivi. Malgré l'analogie des situations et la res- semblance de plusieurs scènes, Racine s'est souvent écarté de son modèle. Il a supprimé beaucoup de dé- tails familiers et charmants du texte grec, par exem- ple dans la conversation d'Arcas et d'Agamemnon, ou à l'arrivée du char qui amène Iphigénie et Clytemnestre. On a raison de trouver un peu trop solennel l'Aga- memnon de Racine. Mais sa Clytemnestre est peut-être encore plus vivante que celle d'Euripide, et plus vraie, parce qu'elle est moins réservée. Dans le jeune premier si tendre, si empressé, si galant, on a quelque peine à reconnaître l'Achille grec, qui n'a même jamais vu Iphi- génie, et qui s'irrite seulement d'apprendre qu'on ait abusé de son nom. Mais, quoi qu'on pense de cet Achille amoureux, il faut avouer qu'il rend Iphigénie plus natu- relle et plus touchante. Dans Euripide, elle se résigne trop facilement à mourir, et cela pour hâter le départ 114 RACINE des Grecs : ce qui semblebion héroïque de la part d'une jeuue fille si timide. Dans Racine, elle accepte aussi la mort, mais pour une raison Lieu plus humaine, quand elle n'espèi e plus épouser Achille. Puis, la pièce française fait intervenir deux nouveaux personnages. Au Ménélas d'Euripide, dont la démarche intéressée ne laissait (>as de choquer un peu. Racine substitue fort heureusement un autre chef. Ulysse a le droit de parler au nom des Grecs. De plus, il est fort habile homme. Usait toucher au bon endroit l'àme d'Apjamem- non : tout en lui rappelant ses promesses et ses devoirs, il s'entend à caresser son ambition. Au besoin, il parle haut : Songez-y. Vous devez votre fdle àla Grèce : Vous nous l'avez promise. Enfin Racine a presque créé le personnage d'Eriphilc, dont le nom était à peine mentionné dans quelques auteurs anciens. On se rappelle comment se termine la pièce d'Euripide, par l'intervention d'Artémis qui substitue une biche à la fille d'Agamemnon. Ce dénoue- ment, toujours diflicile à accepter sur une scène fran- çaise, était surtout inadmissible dans le système drama- tique de Racine, où tout est la conclusion logique des caractères. De \k Tulilitédu personnage d'Eriphile. Par jalousie elle trahit Iphigénie et prévient les Grecs (ju'on cherche à les jouer. Pour cette faute il est juste qu'elle soit punie : on découvre qu'elle estla victime demandée par l'oracle; c'est elle qui est sacrifiée, ou plutôt qui se tue bravement près de Tautel. Malgré tout, ce per- sonnage reste un peu épisodique et froid ; et ce n'est point sans peine que Racine a pu le rattachera l'action. Ce qui sauve le rôle, c'est la sincérité de la passion d'Eriphile; elle aime follement Achille, et ne devient méchante que par amour : d'api es GruvcluL. LES GRECS 117 Je le vis : son aspect n'avait rien de farouche ; Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ; Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ; J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer ; Je me laissai conduire à cet aimable guide. Je l'aimais à Lesbos, et je l'aime en Aulide. L'infériorité relative de quelques rôles n'empêche point que Racine n'ait égalé Euripide, par des mérites très différents. Dans la pièce française, plus encore que dans la pièce grecque, le ressort principal de l'intrigue est dans les hésitations d'Agamemnon. Au moment oîi commence l'action, il attend Iphigénie, qu'il a fait venir sous prétexte de célébrer son mariage avec Achille. Mais il s'est ravisé, et il charge Arcas d'arrêter en route Glytemnestre et sa fille. Arcas ne réussit point à rencon- trer les deux princesses, qui bientôt arrivent au camp. Dès lors une lutte douloureuse torture l'esprit d'Aga- memnon : il ne peut se décider à choisir franchement entre la vie de sa fille et l'intérêt de son ambition. Ulysse insiste, au nom des Grecs, pour que les dieux \ reçoivent leur victime. Jusqu'ici, du moins, Clytem- •' nestre et Iphigénie ignoraient encore la vérité. Mais soudain éclate ce mot d' Arcas : 11 l'attend à l'autel pour la sacrifier. C'est un terrible coup de théâtre, qui déchaîne la colère de Glytemnestre et d'Achille. Agamemnon espère se tirer d'embarras en faisant fuir sa fille. Mais Eriphile avertit les Grecs : en même temps, il est vrai, elle éclaircit pour son malheur le mystère de sa destinée, et meurt victime de ses machinations. Par ses irrésolutions mêmes, Agamemnon semble un peu froid à la scène. Pendant tout le drame, il se débat entre l'ambition et l'amour paternel, sans réussir à prendre un parti. Il s'anime pourtant et se redresse dans la grande querelle avec Achille : 118 KACINE Fuyez donc : retournez dans voire Tlicssalif. Moi-m^ine je vous rends le serment *|ui vous lie. Assez d'autres viendront, à niesoi-dres soumis, Se couvrir des lauriers qui vous furent promis, Et, par d'heureux exploits forçant la deslinée. Trouveront d'Ilion la fatale journée. J'entrevois vos mépris, eljug(>, à vos discours, Combien j'achèterais vos superbes secours... Un bienfait reproché tint toujours lieu d'olTensc: Je veux moins de valeur, et plus d'obéissance. Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux ; Et je romps tous les n(L'uds qui m'attachent à vous. Racine a bien rendu les traits dominants de l'Achille traditionnel. C'est le héros qui sacrifie tout à son rôve de gloire : Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire, Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire. Mais, puisqu'il faut endn que j'arrive au tombeau, Voudrais-je, de la terre inutile fardeau. Trop avare d'un sang reçu d'une déesse, Attendre chez mon père une obscure vieillesse, Et, toujours de la gloire évitant le sentier, Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ? Achille est violent, emporté. Il se contient malai- sément au début de son explication avec Agaraemnon : Un bruit assez étrange est venu jusqu'à moi, Seigneur ; je lai juge trop peu digne de foi. On dit, et sans horreur je ne puis h; redire, Qu'aujourd hui par votre ordre Iphigénie expire ; Que vous-même, étoulfant tout sentiment humain, Vousl'allezà Calchas livrer de votre main. On dit que, sous mon nom à l'autel appelée, Je ne l'y conduisais que pour être immolée ; Et que, d'un faux hymen nous abusant tous deux, Vous vouliez me charger d'un emploi si honteux. Quen dites-vous, seigneur /Que faut-il que je pense ? Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous olfense ? Il repousse avec un dédain superbe les mauvaises raisons d'Agamemnon : LES GRECS 119 Et que m'a fait à moi cette Troie où je cours ?... Je n'y vais que pour vous, barbare que vous êtes, Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien. Tous ces traits du caractère d'Achille sont si bien saisis qu'on s'étonne ensuite de le trouver si galant avec Iphigénie. Dans tout le rôle de Clytemnestre, il n'y a qu'à louer et admirer. Jamais on n'a mieux montré ce que devient l'amour maternel dans une âme violente et impérieuse. Clytemnestre ne reculerait devant rien pour sauver sa fille. Elle ira même, l'orgueilleuse reine, jusqu'à s'hu- milier devant Achille : Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir. Quand elle voit le sacrifice décidé et Agamemnon in- flexible, sa tendresse, ses droits de mère méconnus, le ressentiment de l'injure éclatent en cette magnifique apostrophe, vibrante de colère longtemps contenue, de désespoir, d'ironie, de menace : ... Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre, L'orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre. Tous les droits de l'empire en vos mains confiés, Cruel ! c'est à ces dieux que vous sacrifiez ; Et, loin de repousser le coup qu'on vous prépare. Vous voulez vous en faire un mérite barbare : Trop jaloux d'un pouivoir qu'on peut vous envier. De votre propre sang vous courez le payer, Et voulez par ce prix épouvanter l'audace De quiconque vous peut disputer votre place... Et moi, qui l'amenai triomphante, adorée. Je m'en retournerai seule et désespérée ! Je verrai les chemins encor tout parfumés Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés Non, je ne l'aurai point amenée au supplice. Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice. Ni crainte ni respect ne m'en peut détacher : De mes bras tout sanglants il faudra l'arracher. 120 RACINE Aussi barbare époux qu iinpiloyablo père, Venez, si vous l'osez, la ravir ii sa mère. Et vous, rcnlrez, nialille, et du moins à mes lois Obéissez eucor pour la dernière fois. On pressent dans ces vers la femme qui ne pardonnera jamais à son mari, et qui un jour, en le frappant, croira venger le crime d'Aulis. Iphigénie est une des plus charmantes jeunes filles de Racine. Elle est arrivée coufianic en la joie des fian- çailles, et rêvant d'Achille : Pour moi, depuis deux jours qu'approchant de ces lieux, Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux, Jo l'attendais partout ;et, d'un regard timide, Sans cesse parcourant les chemins de TAulide, Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi, Et je demande Achille à tout ce que je voi. Mais elle aime son père, et au besoin le défend contre son liancé : C'est mon père, seigneur, je vous le dis encore. Mais un père que j'aime, un père que j'adore, Qui me chérit lui-même, et dont, jusqu'à ce jour. Je n'ai jaujais reçu que des marques d'amour... Crii\ez qu'il faut aimer autant que je vous aime pour avilir pu souM'rir tous les noms odieux Dont votre amour le vient d'outrager à mes yeux. Quand elle voit son mariage rompu, elle se résigne à mourir, elle qui naguère souriait à la vie : Mon père. Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi : Quand vous commanderez, vous serez obéi. Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre : Vosordres sans détour pouvaient se faire entendre. D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis, Je saurai, s'il le faut, victime obéissante, LES GRECS 121 Tendre au fer de Calchas une tête innocente ; Et, respectant le coup par vous-même ordonné, Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné. Dès lors, elle se sacrifie sans arrière-pensée, et pardonne à son père, et dans sapiété filiale trouve des mots d'une exquise délicatesse : Surtout, si vous m'aimez, par cet amour de mère. Ne reprochez jamais mon trépas à mon père. ïphigénie et Clytemnestre, les belles parties des rôles d'Achille et d'Ulysse, les admirables scènes du qua- trième acte : voilà de quoi placer Vlphigénie française à côté du chef-d'œuvre d'Euripide. Parmi les pièces grecques de Racine, la merveille, c'est encore Phèdre. Rien de plus simple dans sa donnée, rien de plus profondément humain et de plus puissant que ce drame de famille : une honnête femme amou- reuse de son beau-fils. .Euripide et Sénèque avaient traité ce sujet. Racine a suivi surtout Euripide, mais avec d'heureux emprunts à Sénèque. Il a fort habilement corrigé ses deux modè- les l'un par l'autre; parfois même il s'est écarté de tous deux. Dans la tragédie d'Euripide, le personnage principal est Hippolyte. C'est un bel éphèbe, farouche et solitaire, toujours au fond des forêts, fervent adorateur d'Artémis et de la chasse. Il dédaigne tout le reste, surtout l'amour. C'est justement l'amour qui le perd : car Aphrodite a juré de punir l'insolent. Ces magnificences de la pièce grecque, ce duel grandiose des deux déesses qui sym- bolisent l'amour et la virginité, ces joies graves, ces chœurs de jeunes gens intrépides et chastes, celte nature sauvage qui enveloppe le drame, tout cela dispa- raît dans la pièce française. C'est que tout ici est sacri- fié au rôle de Phèdre. Mais, à ce caractère d'honnête KÀOIKB. ( l22 RACINE femme vaincue par la passion et torturée de remords, Uacine donne un étonnant relief. H s'inspire de Si'nô- quo, (]uand il amène Phèdre a avouer elle-mènu' son amour, puis à s'accuser publiquement et à proclamer l'innocence d'IIippolyte. Sur d'autres points encore, Uacine modifie la donnée d'Kiiriitidc, pour aui;menler la vraisemblance de l'action : il imayine la nouvelle de la mort de Thésée, qui excuse en partie la conduite de IMil'dre ; |)ar un délicat sentiment des bienséances dra- mali(jues, il éparjj;ne à la mallieureuse femme une vile- nie et fait accuser llippolyte par G£none ; enfin il inlro- duil dans l'action un nouveau personnaj^e, Aricie, dont iai^ràcc adoucit et affadit le farouche llippolyte. mais dont la rivalité sert du moins à éveiller chez IMièdre la passion jalouse. Bons ou contestables en eux-mêmes, tous les changements que Racine apporte à la fable grecque concourent à l'effet d'ensemble et marquent bien la pensée du poète : concentrer sur Phèdre tout rinlérêt. Et de fait, on ne voit qu'elle dans le drameJ Dès les premières scènes on la connaît, avant même qu'elle n'ait paru : Elle meurt dans mes l)ras d'un mal quelle me cache, l'n désordre éternel rè^ne dans son esprit ; Son chaj^rin inijuiel l'arraclie de son lit; Kllc veut voir le jour ; et sa douleur itrolonde Mordonne toutefois d'écarter tout le monde. La voici, alTaissée sous la passion terrible qui emporte sa raison, et qui la torture, et qui la tuera. C'est une admirable scène, imitée d'Euripide , plus admirable encore dans Uacine. Phèdre traîne avec peine sou corps fiévreux: N'allons point plus avant, demeurons, chère Œnone. Je ne me soutiens plus ; ma force m'abamlonne; Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi ; Kl mes genoux tremblants se dérobent sous moi... Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent ! LES GRECS Quelle importune main, en formant tous ces nœuds, A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ? Tout m'afflige, et me nuit, et conspire à me nuire. Elle a voulu revoir la lumière ; elle iavoque le Soleil auteur de sa race : Noble et brillant auteur d'une triste famille, Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille, Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois, Soleil, je te viens voir pour la dernière fois ! Puis ses idées se brouillent, s'échappent au hasard, en paroles incohérentes : Dieux ! que" ne suis-je assise à l'ombre des forêts ! Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière- Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière ? Maintenant elle rougit de cette faiblesse où s'égare son esprit : Insensée I où suis-je? et qu'ai-je dit? Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit? Elle s'arrête brisée. Sa vieille nourrice la presse de questions. Phèdre, à se défendre, use vite ce qui lui reste de forces. Enfin elle se laisse arracher son secret, cette implacable Vénus contre qui elle se débat en vain, cette fatalité qui la poursuit comme toute sa famille. Dès qu'Œnone a prononcé le nom d'Hippolyte, les souvenirs se pressent sur les lèvres de Phèdre. Au dia- logue entrecoupé succède un magnifique récit : Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue; Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ; Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler; Je sentis tout mon corps et transir et brûler; Je reconnus Vénus et ses feux redoutables... ]-Jl RACINE De viclimos inoi-inrmo à toiilf hiMiic nilum-t'e, Je chercliais dans leurs lianes ma raison i'f;ar»ie... J'adorais lli|>|>olytt' ; et, le voyant sans cesse. Même au pied des autels que je taisais fumer, JollVais tout i\ ce ilieu que je nOsais nommer... Ce n'est plus une anleur dans mes veines caciiée; C'est Vénus tout entière ii sa proie attachée. Elle n'a pu retenir l'aveu fatal. Maintenant elle n'a plus qu'à mourir. H faudra vivre pourtant, à cause de son fils. On annonce soudain la mort de Thésée. Un devoir s'impose à Phèdre : assurer à son enfant l'héritage paternel. Hippolyte seul est en situation de lui venir en aide. Phèdre se résout donc à lui aller demander sa protec- tion. Mais elle se trouble à la vue du jeune homme : J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire Elle essaie vainement de remplir sa mission. Kilo ne peut se ressaisir, et son secret lui échappe en une minute d'égarement : On ne voit point deux fois le rivage des morts, Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bf)rds, En vain v' moi s'est glissé dans mon cœur... Enfin, tous tes ctnseils ne sont plus de saison: Sers ma fureur, OEnone, et non point maraison... Nouveau coup de théâtre : Thésée n'est pas mort ; il approche, dans quelques instants il sera là. Meurtrie de remords et désespérée, Phèdre veut mourir pour éviter la honte qu'elle éprouverait en face de son mari. Mais Œnone est là, qui veille. Pour sauver l'honneur et la vie de sa maîtresse, la nourrice n'hésite point, elle ofTre de rejeter tout le crime sur Hippolyte. Phèdre i refuse avec horreur. Cependant, à la vue de Thésée qui s'avance avec Hippolyte, elle se croit dénoncée ; et, hors d'elle-même, à Œnone : Fais ce que tu voudras, je m'abandonne à toi. Dans le trouble oti je suis, je ne puis rien pour moi. C'en «st fait. Œnone accuse effrontément Hippolyte, et Thésée maudit son fils. Déjà Phèdre, succombant sous le remords, veut révéler la vérité ; mais, à ce moment, .elle apprend l'amour d'Hippolyte pour Aricie : Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi l 120 RACINE Jalouse alors, Phùdre retient son aveu ; un désir de vengeance égare de nouveau sa raison : Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer? Moi jalouso ! et Thésée est celui f|uo j'implore 1 Mou époux osi vivant, ol moi je brûle encore ! Pour (jui ? (Juel est le co'ur où prétendent mes vœux ? CIkkiuc mol sur mon front l'ait dresser mes cheveux. Mes crimes désormais ont comblé la mesure : Je respire à la l'ois l'inceste et l'imposture ; Mes homicides mains, promptes à me venger, Dans le sang innocent brûlent de se plonger. Misérable ! et je vis ! Peu à peu le remords revient plus fort et plus net en i'àme de Phèdre. Sa conscience se révolte contre Œnone: Ainsi donc jusqu'au bout tu veux m'empoisonner, Malheureuse ! voilà comme tu m'as perdue. Mais il est trop tard. Déjà les dieux ont exaucé l'impru- dente malédiction de Thésée ; et Théraméne vient d'achever le récit de la mort d'Ilippolyte, quand parait Phèdre mourante. Elle s'est empoisonnée ; avant d'ex- pirer, elle vient confesser son crime : Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée : C'est moi qui sur ce fils chaste et respectueux Osai jeter un o'il profane, incestueux. Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste : La détestable Ol^none a conduit tout le reste... Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage Et le ciel et l'époux que ma présence outrage ; Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté. Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté. ' A côté de ce prodigieux rAle de Phèdre, les autres personnages de la tragédie semblent bien pâles et passent comme inaperçus à la représentation. Thésée est déci- dément trop crédule ; Théraméne, trop verbeux ; Aricie, LES EOMAINS 127 un peu monotone. A force de dévouement, Œnone serait touchante, si elle ne poussait l'elTronterie jusqu'à une sorte d'inconscience. Hippolyte, à l'occasion, exprime bien son amour. Mais il est galant et tendre à l'excès ; malgré soi, on se prend à regretter l'IIippolyte d'Euri- pide, ce beau garçon mélancolique et dévot qui sort des taillis pour offrir à Artémis la dépouille des bêtes tuées à la chasse.jfEn réalité, dans la tragédie de Racine Phèdre seule nous arrête ; seule, elle est bien vivante; mais, à elle seule, elle anime si bien le drame qu'il n'en est point de plus passionné ni de plus émouvant. m LES ROMAINS, Racine peint à merveille les Romains de l'empire, plus qu'à demi conquis par les idées et les modes de la Grèce, plies déjà sous Tibère et Caligula au joug d'un despo- tisme tout oriental, pourtant avec un reste de fierté nationale et d'instinct politique. On n'est point dépaysé quand de Tacite ou de Suétone on passe à Brilcamicus, même à Bérénice. Mais dans ces cadres fournis par la Rome impériale, ce que Racine étudie, ce sont encore des drames de la vie commune. Le sujet de Britannicus^ c'est le premier crime de Néron, ce premier crime qui l'affranchit de la tutelle d'Agrippine. Pour cette tragédie, Racine reconnaît hautement tout ce qu'il doit à Tacite : :( A la vérité, j'avais travaillésur des modèles qui m'avaieni extrêmement soutenu dans la peinture que je voulais faire de la cour d'Agrippine et de Néron. J'avais copié mes per- sonnages d'après le plus grand peintre de l'antiquité, je veux dire d'après Tacite, et j'étais alors si rempli de la lec- 128 RACINE ture i\o «H'I (^xt rllt'iil historien, (|iiil n'y a prescpip pas un trait éclaliinldans inalrageclic dont il ne nraitdouné l'idée. » (Préface de liritannicus.) Sur plusieurs points cependant le dram? s'écarle des données de Tacite, lîacine vieillit un peu liritannicus. Il crée en grande partie les personnages de Junie, de Burrhus et de Narcisse, h. peine miMilionru's ou rapide- ment esquissés dans les Aminles. Il atténue les vices d'Agrippine et laisse ses crimes dans l'ombre. Surtout il renouvelle la physionomie de Néron, par un trait de génie. Au théâtre, le Néron de Tacite eût paru froid : trop vertueux dans ses premières années, trop fran- chement scélérat plus tard, un héros d'idylle ou de mélodrame. Le poète nous explique lui-m^me ce que, de son Néron, il n'a point voulu faire, et ce qu'il a fait : « Il y en a qui ont pris même le parti de Néron contre moi : ils ont dit que je le faisais trop cruel. Pour ni<»i, je croyais que le nom seul de Néron faisait entendre quelcjue chose de plus que cruel... «D'autres ont dit, au contraire, que je l'avais fait trop bon. J'avoue que je ne m'étais pas formé l'idée d'un bon homini; en la personne de Néron : je l'ai toujours regardé comme un monstre. Mais c'est ici un monstre naissant. > (Préface de Britannicus.) Un monstre naissant, voilà bien le Néron de Racine. Indécis ou hypocrite jusque-là, il s'enhardit peu à peu à se déclarer: il lutte pour oser enfin être lui-même. 11 n'est pas le Néron de Tacite, mais il l'annonce. De ce caractère principal, suivant le système de Racine, sort toute l'action. Néron est impatient de rompre sa chaîne. Pour éprouver son autorité, il fait enlever Junie, la fiancée de Britannicus et la protégée d'Agrippine. Il voit sa victime et en devient amoureux. Lassé dès longtemps par les prétentions de sa mère, peut-être eût-il hésité encore : la jalousie précipite la LES ROMAINES 129 crise, une lutte suprême s'engage en cette âme, le mal l'emporte, et Britannicus tombe empoisonné. Ainsi tous les incidents naissent, dans l'esprit de Néron, de cette idée toujours grandissante : régner seul, repousser toute contrainte, montrer qu'il est le maître. Ce qui l'affole d'abord et l'achemine vers le crime, c'est l'ambition obstinée d'Agrippine, qui s'irrite de ne plus trouver dans l'empereur un fils obéissant. Une querelle domestique et une intrigue de palais, voilà donc le point de départ de ce drame psychologique^ qui est en même temps une peinture digne de Tacite, une étonnante évocation de la Rome des Césars. Agrippine, sous Claude et pendant la minorité de Néron, a longtemps exercé le pouvoir souverain, que maintenant elle sent lui échapper et qu'elle retient désespérément. Au fond, quand elle s'efforçait d'assu- rer l'empire à son fils, c'est pour elle surtout qu'elle pensait travailler : Ah ! que de la patrie il soit, s'il veut, le père : Mais qu'il songe un peu plus qu' Agrippine est sa mère. Elle ne supposait pas qu'un jour les ministres de Néron prétendraient la tenir à l'écart. Voyez comme elle traite Burrhus : Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur? Ne le verrai-je plus qu'à litre d'importune? Ai-je donc élevé si haut votre fortune Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ? Ne l'osez^-vous laisser un moment sur sa foi? Entre Sénèque et vous dispulez-vous la gloire A qui m'effacera plus tôt de sa mémoire? Vous l"ai-je confié pour en faire un ingrat, Pour être, sous son nom, les maîtres de l'État ? Par dépit, Agrippine fait une opposition boudeuse. Elle accueille tous les mécontents, ceux-là même dont elle a causé le malheur. Elle se rapproche des parli- 6* 130 RACIN'K sans fie Hrilannicus. Elle ne va pas d'abord au di'hi de vagues menaces : Il le peut. Toutefois j'ose encore lui dire Ou il doit avant ce coup afTormir son empire ; Kt qu'en me réduisant ;i la nécessité D'éprouver contre lui ma l'aiMe autorité. Il expose la sienne; et (jue dans la halancn Mon nom peut-être aura plus de poids (ju'il ne pense. Mais bientôt, emportée par la colère, Agrippine com- met imprudence sur imprudence. Sans avoir rien pn^paré, sans songer au fond à une lutte ouverte, elle parle de renverser Néron, de présenter Brilannicus à l'arnvée : On verra d'un côté le fds d'un empereur Redemandant la foi jurée à sa famille, Et de Gernianicus on entendra la lille ; De l'autre, l'on verra le fils d'.Knoharhus, Appuyé de Sénèque et du tribun l{urilius, Qui, tous deux de l'exil rappelés par moi-même, Partagent à mes yeux l'autorité suprême. De nos crimes communs je veux (ju'on s(»il instruit ; On saura les chemins par où je l'ai conduit. Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses. J'avouerai les rumeurs les plus injurieuses ; Je confesserai tout, exils, assassinats, Poison même... Agrippine oublie vite ces attitudes de conspiratrice, dès qu'elle croit pouvoir reconquérir son autorité sur Néron. Il faut la voir à l'œuvre dans la grande scène du (juatrième acte. Elle a sollicité de l'empereur un entretien particulier; mais c'est elle qui a l'air de donner audience : Approchez-vous, Néron, et prenez, votre place. r)n veut sur vos soupçons que je vous satisfasse. J ignore de quel crime on a pu me noircir: De tous ceux que j'ai faits je vais vous éclaircir. d'après Gravelot. liRITANiNIGLS. LES ROMAINS 133 Alors, complaisamment, elle rappelle à son fils tout ce qu'elle a fait pour lui. Et de tant d'intrigues, de tant de crimes peut-être, qui ont ouvert à Néron le chemin de l'empire, voici comme on la récompense: Du fruit de tant de soins à peine jouissant En avez-vous six mois paru reconnaissant, Que, lassé d'un respect qui vous gênait peut-être, Vous avez affecté de ne me plus connaître... Et lorsque vos mépris excitant mes murmures. Je vous ai demandé raison de tant d'injures , (Seul recours d'un ingrat qui se voit confondu). Par de nouveaux affronts vous m'avez répondu... Vous attentez enfin jusqu'à ma liberté : Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies. Et lorsque, convaincu de tant de perfidies. Vous deviez ne me voir que pour les expier, C'est vous qui m'ordonnez de me justifier. Tous ces reproches glissent sur Tesprit distrait ou énervé de Néron. Agrippine alors essaie d'une autre tactique. Elle cherche à l'attendrir, en faisant parade (le son amour maternel : Je n"ai qu'un fils. 0 ciel ! qui m'entends aujourd'hui, T'ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui? Remords, crainte, périls, rien ne m'a retenue ; J'ai vaincu ses mépris ; j'ai détourné ma vue Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ; J'ai fait ce que j'ai pu : vous régnez, c'est assez. Avec ma liberté, que vous m'avez ravie, Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie, Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté. Néron parait céder : Hé bien donc, prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse? A ce mot Agrippine se redresse. Elle se voit mai- tresse de la situation et laisse éclater son ambition hautaine 134 RACINE De mes accusalcurs qu'on punisse raudace ; Que de Hritaiinicus ou caliin' lo cotii ri)iix ; QueJunie à sou clioix puisse prendre un t'poux ; Qu'ils soient lihres tous deux, cl (juc l'alias demeure. Que vous me pernietlie/. de vous voira toute heure ; [Apcrcctimit /fiii-rhvs doits le fond du thrdlrc.) Que ce même Burrluis, qui nous vient écouter, A votre porte eulin n'ose plus m'arrèler. Elle se croit sûre maintenant, de retrouver en Tem- pereur l'enfant docile d'autrefois. Au sortir de l'au- dience, elle entonne un chant de triomphe : Il sullit, j'ai pnrlr, tout n rhangi^ de face... Rome encore une fois va connaître Agrippine; Déjà de ma faveur on adore le bruit. Mais c'était se relever pour tomber de plus haut. On annonce la mort de Brilannicus. A cette nouvelle, Agiip[»ine s'abandonne, comme an<^antie. C'en est donc fait: Néron lui échappe, et le pouvoir; bientôt sa vie même sera menacée: Poursuis, Néron : avec de tels ministres Par des faits glorieux tu te vas signaler; Poursuis. Tu n'as pas fait ce pas jiour reculer: Ta main a commencé par le sang de Ion frère; Je prévois que tes coups viendront juscju'à ta mère. Dans le fond de ton co?ur je sais ({ue lu me hais ; Tu voudras t'atVianchir du joug de mes t)ienfails. Dans cetlH lutte d'ambition, Af^rippine a pour alliés SCS victimes d'autrefois, IJrilannicus et Junie. Britannicus joue un rôle un peu effacé. 11 grandit pourtant dans la scène où il défie Néron. D'ailleurs il est touchant dans la sincérité de son amour pour Junie, dans la (confiance naïve qu'il accorde au traître Narcisse : LES ROMAINS 135 Quoi qu'il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours : Il prévoit mes desseins, il entend mes discours; Comme toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe. Que t'en semble, Narcisse ? Junie aime Britannicus par pitié : Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse, Il ne voit dans son sort que moi qui s'intéresse. Et n'a pour tout plaisir, seigneur, que quelques pleurs Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs. C'est un amour mélancolique , qui toujours se croit guetté par le malheur : Et que sais-je? Il y va, seigneur, de votre vie : Tout m'est suspect: je crains que tout ne soit séduit; Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit. Junie est vaillante pourtant. Elle le prouve dans cette sinistre comédie d'inditTérence que Néron la force de jouer devant Britannicus et que le tyran surveille der- rière un rideau. Alliés impuissants pour Agrippine, Junie et Britan- nicus sont pour Néron des ennemis peu redoutables. A vrai dire, leur sort n^est que l'enjeu de la lutte entre la mère et le fils. Néron, pour sortir de tutelle, s'abandonne à sa nature, qu'il a contenue" longtemps, et entre dans la voie du crime. Il veut en finir avec les prétentions de l'impérieuse Agrippine, avec la gêne du devoir et de l'opinion. Ce qui l'arrête encore, c'est qu'il a peur de sa mère : Eloigné de «es yeux, j'ordonne, je menace, J'écoute vos conseils, j'ose les approuver ; Je m'excite contre elle, et tâche à la braver : Mais, je t'expose ici mon âme toute nue, Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue.... Mon génie étonné tremble devant le sien. 136 RACINE Il s'enhardil cependant et défie Agrippine en enle- vant Juiiie. Mais soudain pour sa captive il éprouve un caprice passionné : Excité d'un désir curieux, Cette nuit je lai vue arriver en ces lieux, Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes, Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes : Ik'lle, sans orueineuls, dans le simple appareil Dune beauté (|u'(>n vient d'arracher au sommeil. Que veux-tu?. le ne sais si cette négligence. Les ombres, les llambeaux, les cris et le silence, ¥A le faniuclie aspect de ses fiers ravisseurs, Relevaient de ses yeux les timides douceurs. Quoiqu'il eu soit, ravi il'une si belle vue, J'ai V(Uiiu lui parler, et ma voix s'est perdue : Immobile, saisi d'un long etonuement. Je l'ai laissé passer dans son appartement. J'ai passé dans le mien. C'est là (jue, solitaire, De son image en vain j'ai voulu me distraire. Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler ; J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler. Dès lors Néron est jaloux de Britannicus, le fiancé de Junie. La jalousie lui donne de l'audace. Il ose regarder Agrippine sans trembler. Dans la grande scène où elle énumôre ses bienfaits, il cache mal son impatience : Je me souviens toujoursque je vous dois l'empire, Et, sans vous fatiguer du soin de le redire, Votre bouté, madame, avec tranquillité Pouvait se reposer sur ma fidélité. Pourtant, cette fois encore, il a l'air de s'incliner. Agrippine sort triomphante, tandis que derrière elle se démasque le vrai Néron : Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher : J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'éloufTer. Ces deux vers sont comme un coup de théAtre. C'est LES ROMAINS 137 que nous touchons à la crise : une lutte décisive va se livrer entre les bons elles mauvais instincts de Néron entre Burrhus et Narcisse. Burrhus est une belle figure d'honnête homme, loyal et un peu raide, égaré à la cour de Néron. A l'empereur il ne marchande pas son dévouement ; il n'hésite pas à le justifier en face d'Agrippine : Vous m'avez de César confié la jeunesse, Je l'avoue, et je dois m'en souvenir sans cesse. Mais vous avais-je fait serment de le trahir, D'en faire un empereur qui ne sût qu'obéir? Mais Burrhus est incapable de flatterie. Même au prince il ne sait pas cacher la vérité. Il n'admet pas que le maître du monde n'ait point l'énergie de do- miner ses passions : Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer, On n'aime point, seigneur, si Ton ne veut aimer. Il supplie Néron de persévérer dans le bien, et même, en politique avisé, il lui riiontre les avantages de la vertu. Le plus bel éloge de Burrhus est dans cet aveu de Néron : J'ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre. Je ne veux point encore, en lui manquant de foi. Donner à sa vertu des armes contre moi. J'oppose à ses raisons un courage inutile: Je ne l'écoute point avec un cœur tranquille. A force d'éloquence et d'honnêteté, Burrhus un ins- tant réussit à arrêter Néron. Mais, au moment oii sort Burrhus, voici qu'entre Narcisse. Vil et rampant, puissant par sa bassesse, inconscient, incapable d'une bonne pensée, né pour le mal, parmi les affranchis de la Rome impériale c'est le plus habile et le plus scélérat. Homme de confiance d'Agrippine qu'il trahit, gouverneur et confident de 138 BACINE Britannicus qu'il espionne et qu'il empoisonnera, c'est le complice d(5sigm'^ de toutes les perfidies, i'initiaft'ur et l'exi'cutour des crimes, l'àme damnée de Néron. Il manie à volonté l'esprit mobile et faiMe, l'inslinct mauvais, orgueilleux et jaloux, du maître. Il devine et llatte ses pensées les plus secrètes. 11 réveille, pour les surexciter l'un après l'autre, tous ses vilains sen- timents. Et d'abord la peur : Les dieux do ce dessein puissent-ils le distraire 1 Mais peut-èlre il fera ce que vous n'osez faire. Puis la jalousie : Et l'hymen de Junie en est-il le lien ? Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ? L'ingratitude et l'instinct de révolte : Agrippine, seigneur, se l'était bien promis: Elle a repris sur vous son souverain empire. Néron commence à faiblir : Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ? Désormais Narcisse lient sa proie. Il va dicler à Xéron sa coinluite, non sans une précaution oratoire, bien taite pour rassurer la lâcheté du tyran : le maître, du monde peut impunément suivre sa fantaisie, il n'a rien à re- douter de la bassesse des Romains : Mais, seigneur, les Romains ne vous sont pas connus. Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus. Tant de précaution atfaiblit votre règne : llscroirout, enelH't, mériter qu'on les craigne. Au joug, depuis longtemps, ils se sont faeonnés; Ils adorent la main qui les lient enchaînés. Vous les verrez toujours ardents à vous complaire. LES ROMAINS 139 Enfin voici le mot d<^cisif, qui s'enfonce au plus protoud df' l'âme de Néron: le temps de la tutelle est passé, il faut s'alTranchir sans retour possible, il faut par un coup hardi prouver à tous qu'on est et qu'on restera le maître : Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu'il dit : Son adroite vertu ménage son crédit. Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même pensée : Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée : Vous seriez libre alors, seigneur ; et devant vous Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous. Quoi donc ! ignorez- vous tout ce qu'ils osent dire ?.... Ah! ne voulez- vous pas les forcer à se taire? Néron est vaincu : Viens, Narcisse; allons voir ce que nous devons faire. Plus de doute maintenant. Le dénouement est pro- che, et déjà est né le Néron de l'histoire. Après la Rome des derniers Césars, en proie aux af- franchis et aux tyrans, voici la Rome honnête et sé- rieuse des premiers Flaviens, qui annonce déjà la Rome des Antonins. Titus, devenu empereur, rompt avec sa maîtresse, une étrangère que les lois lui défendent d'épouser : voilà toute la tragédie de Bérénice. Racine a trouvé l'indication du sujet dans quelques lignes de Suétone. La donnée était assez vulgaire. Pendant sa campagne de Palestine, Titus s'était lié avec Bérénice, fille d'un roi de Judée, et déjà veuve de deux ou trois maris. La liaison durait depuis dix ans, quand Vespasien vint à mourir. Titus, élu empereur et désireux de ménager Topinion publique, se décide à congédier sa maîtresse : Bérénice avait quarante ans lorsqu'elle vit pour la pre- mière fois Titus, cinquante ans lorqu'elle retourna dans sonpays. Cette anecdote ne paraissait guère convenir à la 140 RACINE scène. Mais Racine, par quelques chang^ements tri^s simples et fort habiles, a transformé la donnée. On peut s'intéresser à sa Bérénice, car c'est encore une jeune femme. Titus l'aime depuis cinq ans, et voudrait sincèrement l'épouser. C'est le Sénat (jui re|)ousse for- mellement une impératrice étrangère. Titus, après beaucoup d'hésitation, parle de se tuer : pour sauver la vie et assurer le rèj^tie de l'homme (ju'oll»' aime, Bé- rénice se résigne et part. Entre les deux amants, Racine place un troisième personnage, un roi de Comma^ène, Anliochus, dont le moindre tort est de jouer dans la pièce un rôle épisodique, et qui depuis longtemps adore Bérénice sans être payé de retour. Si l'on considère l'ensemble de l'œuvre, il faut re- connaître que Bérénice est bien inférieure à toutes les autres tragédies de Racine. On ne doit pas oublier d'ailleurs que ce sujet n'a pas été choisi librement : il a été proposé au poète par une princesse dont le moindre désir était un ordre. A. vrai dire, il n'y avait pas là les éléments d'un drame. Mais Racine en a pris aisément son parti. On voit par sa préface qu'il n'a pas été rebuté par lexlréme simplicité du sujet ; il a saisi cette occasion de prouver, comme il disait, qu'il savait faire quelque chose de rien Et il n'a pas, comin<' Cor- neille dans Tite et Bérénice, imaginé d'autres intrigues entre-croisées. Comme toujours, il a simplement fait sortir l'action des caractères. Tout dans la pièce dépend des hésitations de Titus. Comme il n'ose pas déclarer lui-même la vérité à Béré- nice, il charge A.ntiochus de la démarche. Mais Béré- nice, confiante dans l'amour et les promesses de Titus, ne veut pas croire Antiochus. Il faut que l'empereur vienne lui-même signifier sa résolution. Alors Bérénice s'en va pour toujours. Voilà tout, et il faut avouer que c'est trop peu. Mal- gré l'habileté du poète, il n'y avait pas là de quoi rem- plir cinq actes. Ces cinq actes, voilà le grand défaut de la pièce. Tous les autres défauts viennent de là, les LES KOMAINS 141 lenteurs, la froideur des conversations épisodiques, la répétition des mêmes scènes : quand Bérénice et Titus se retrouvent, rien n'est changé, ils n'ont rien de nou- veau à se dire. Malgré cela, cette tragédie renferme des beautés de premier ordre. L'art prestigieux de Racine a su faire applaudir au théâtre cette interminable élégie. On y rencontre en foule des vers délicieux, et le rôle de Bé- rénice est l'une des plus délicates créations du poète. Antiochus est mal rattaché à l'action. Aussi paraît-il souvent froid et monotone. Pourtant il avoue son amour avec bien de la grâce : Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut. Rome vous vit, madame, arriver avec lui. DansFOrient désert quel devint mon ennui ! Je demeurai longtemps errant dans Césarée, Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée. Je vous redemandais à vos tristes Etats ; Je cherchais en pleurant les traces de vos pas. Titus est peu intéressant, comme tous les irrésolus. Sa situation est délicate, il est vrai : ...Plaignez ma grandeur importune: Maître de l'univers, je règle sa fortune ; Je puis faire les rois, je puis les déposer ; Cependant de mon cœur je ne puis disposer. C'est un politique, qui raisonne et discute jusque dans la passion la plus sincère. Mais il a vraiment trop de peine à prendre un parti : Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein : Mon amour m'entraînait ; et je venais peut-être Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître. Ce qui excuse Titus, ce sont des vers comme ceux-ci : Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien Que son cœur n'a jamais demandé que le mien... 142 RACINE Kilo passe ses jours, i*aulin, sans rien préleiidre Que quelque heure à me voir, et le reste à m attendre. Kncor, si quelquefois un peu moins assidu Je passe le moment où je suis attendu, Je la revois hieiitAt de pleurs toute trempée : Ma main à les sécher est loiifçtemps occupée — Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, Et crois toujours la voir pour la première fois. Bérénice est la femme d'Orient, fine et passionnée, pour qui rien n'existe hors de son amour. On la connaît dès les premiers mots qu'elle prononce : Enfin je me dérobe à la joie importune De tant d'amis nouveaux que me fait la fortune ; Je fuis de leurs respects l'inutile longueur, Pour chercher un ami qui me parle du co'ur. Ce qu'elle aime en Titus, ce n'est pas l'empereur, c'est l'homme : Jugez de ma douleur, moi dont l'ardeur extrême, Je vous l'ai dit cent fois, n'aime en lui que lui-même ; Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu. Aurais choisi son cœur, et cherché sa vertu. Peu lui importe tout le reste : De quel soin votre amour va-t-il s'importuner ? N'a-t-il que des Etats qu'il me puisse donner ? Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche? t'n soupir, un regard, un mol de votre bouche, Voilà l'ambition d'un co'ur comme le mien: Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien. Elle a cru aux promesses de Titus ; Qu'avez-vous fait? Hélas ! je me suis crue aimée; Au plaisir de vous voir mon âme accoutumé*' Ne vit plus que pour vous. Igiioriez-vous vos lois, Quand je vous l'avouai pour la première fois?... 11 était temps encor : que ne me quittiez-vous? LES ROMAINS 143 Mille raisons alors consolaient ma misère : Je pouvais de ma mort accuser votre père, Le peuple, le sénat, tout Tempire romain, Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main. Elle est certaine pourtant d'être aimée : c'est sa con- solation, et ce sera sa vengeance : Si je forme des vœux contre votre injustice. Si, devant que mourir, la triste Bérénice Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur, Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur. Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée ; Que ma douleur présente, et ma bonté passée, Mon sang, qu'en ce palais je veux même verser. Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser : Et, sans me repentir de ma persévérance. Je me remets sur eux de toute ma vengeance. Elle sent d'avance toutes les douleurs de la sépara- tion : Je n'écoute plus rien : et, pour jamais, adieu... Pour jamais ! Ah ! seigneur, songez-vous en vous-même Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent devons, Que le jour recommence et que le jour finisse. Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour, je puisse voir Titus? Elle réussit enfin à dominer son désespoir. Tandis que Titus et Antiochus parlent de se tuer et ne se tuent pas, Bérénice s'en va avec beaucoup de simplicité et de dignité : J'aimais, seigneur, j'aimais, je voulais être aimée... Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour. Vous avoir assuré d'un véritable amour. Ce n'est pas tout : je veux, en ce moment funeste, Par un dernier effort couronner tout le reste : Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus. Adieu, seigneur, régnez : je ne vous verrai plus. 144 RACINE Ce vô\c de Bt^rénice, c'est réellement toute la |)iùce : malgré tous les défauts du drame, il suflil à rt'tidrr dé- licieuse à la lecture, et toujours supportable à la scène, cette longue, trop longue élégie. IV LES ORIENTADX. Bajazrt et Mit/iridate nous transportent en plein Orient. Un s'en aperçoit vile à certains traits de civili- sation qui n'ont point changé depuis trois ou quatre mille ans. Evidemment, pas plus ici que pour les autres pièces de Racine, il ne faut s'attendre à trouver dans le décor ou le costume cette exactitude matérielle, cette couleur locale dont on s'est avisé dans notre siècle etdoul la mode commence à passer. Mais ce qui est bien oriental dans Jiajazet, dans Mithridate, c'est, pour les mœurs, les caprices du despotisme, la réclu- sion des femmes, le goùl de l'intrigue, le mépris de la vie humaine, les grandes tueries, et, pour les carac- tères, un mélange très curieux, et très vrai, de ruse, de calcul et de passion sans frein. A vrai dire, ces deux tragédies sont deux intrigues de sérail, l'une dans l'antiquité, l'autre dans les temps modernes. Le sujet de Mithridate est la rivalité amoureuse de Mithridate avec ses fils, et la mort du héros vaincu par les Romains. Racine, dans sa préface, déclare qu'il a suivi très exactement l'histoire, et indique ses sources : Dion Cassius, Appien, Florus, surtout Plutarque. Aux récits des historiens de l'antiquité le poète a cependant fait quelques changements pour les besoins du drame. Il modifie la tradition relative à Xi phares dont il prolonge beaucoup la vie, H fait des deux fils de Mithridate, Xipharès et Pharnace, les rivaux de LES ORIENTAUX 145 leur père, en les rendant tous deux amoureux de Mo- ninie, la future sullane. Ces inventions du poète n'em- pêchent point qu'il n'ait, comme il le dit, respecté l'histoire. Pour les traits essentiels, il se conforme exactement au témoig'nag'e des auteurs anciens ; et ce qu'il ajoute, sauf pour quelques détails secondaires, ne choque point la vraisemblance. Ce qu'il a voulu peindre, c'est le dernier épisode de la lutte contre les Romains, compliqué d'un amour de sérail. Le poète a bien compris son héros, ce despote à demi grec, à demi perse, grand par l'énergie de sa haine contre Rome, mais toujours occupé de quelque amour, tou- jours violent, jaloux, capricieux, rusé, sanguinaire. C'est bien la physionomie du vrai Mithridate, telle qu'on la peut reconstituer de nos jours (1), Dans la conduite de l'action, Racine conserve natu- rellement les quelques incidents fournis par l'histoire : Milhrida+e en fuite sème le bruit de sa mort et se rend au Bosphore Cimmérien ; au moment oii il pré- pare une grande expédition en Italie, il est trahi par son fils Pharnace qui soulève l'armée et appelle les Romains; pendant l'émeute, le héros craint d'être pris et se frappe d'un coup mortel. Telles sont dans la tra- gédie les données historiques. Tous les autres inci- dents sont causés par le caractère jaloux et soupçon- neux de Mithridate. Ses deux fils, à la nouvelle de sa mort, ont déclaré leur amour à Monime. Aussi le re- tour du héros produit un coup de théâtre. Tout en pré- parant son expédition, Mithridate songe à épouser Monime et observe l'attitude de ceux qui l'entourent. Il se défie surtout de Pharnace, qui, se croyant dé- noncé, pare le coup en dénonçant lui-même son frère. Mithridate s'assure de la vérité en tendant un piège à Monime. Xipharès est menacé du supplice, quand éclate la révolte; il dompte les rebelles et réussit même Cl) Voyez Th. Reinach, Mithridate Eupator, roi de Pont. Fiimiu- Didot, 1890. BACINB. 7 14R RACINE à repoussor les Romains. Mithridafo mourant lui par- donne el lui cède Moniine. Des personnages du drame, un seul est peu intéres- sant : c'est justement Xipharës. Il est trop doux, trop galant, trop parfait. A la scène, c'est un grave défau que de n'en pas avoir. Pharnace, au contraire, est bien vivant. C'est un curieux type de traître ambitieux, hautain et fourbe. Pour s'assurer un royaume, il n'hi'site pas à s'tMitendre avec les Romains contre son père et son frère. Du moins il est sincère dans son amour impérieux pour Monime : •lusiiues à quand, madame, attendrc7.-vous mon père ?... Maître de cet l^lat (jut' mon père me laisse, Madame, c'est à moi d'accomi)Iir sa promesse. Mais il faut, croye/.-moi, sans attendre i)lus tard, Ainsi que notre hymen presser notre départ : Nos intérêts comnmns et mon cœur le demandent. Prêts à vous recevoir, mes vaisseaux vous attendent ; Et du pied de l'autel vous y pouvez monter, Souveraine des mers qui vous doivent porter. Monime est exquise. Pure jeune lille d'ionie, elle a, sans le vouloir, inspiré une folle passion au vieux Mi- thridale. Ses parents ont disposé d'elle; il a fallu se résigner : Ce fut pour ma famille une suprême loi : Il fallut obéir. Ksclave couronnée. Je partis ptjur l'hymen où j'étais destinée. Soumise et triste, elle a conservé jusque dans le sé- rail ses vertus et ses grâces naïves. Elle est décidée à subir son destin : elle sera, puisqu'il le faut, la sultane favorite de .Mithridale. Mais voilà qu'un événement inattendu lui rend tout à coup l'espérance : on dit que le héros est mort. Monime redevient libre de son C(Rur, qu'elle peut désormais, et sans remords, écouter [lar- 1er. Pourlan' un nouveau danger la menace, l'amour LES ORIENTAUX 147 d'un homme qu'elle hait. Elle repousse Phai uace avec horreur, lui, lallié de ces Romains qui lui ont tué son père : Je ne puis point à Rome opposer une armée..,. Tout ce que je puis faire, C'est de garder la foi que je dois à mon père. De ne point dans son sang aller tremper mes mains En épousant en vous Tallié des Romains. Comme Pharnace prétend l'épouser de force, Monime cherche protection autour d'elle. D'instinct elle s'a- dresse à Xipliarès. Celui-ci promet de la défendre, et peu à peu se déclare à son tour : il aime Monime de- puis bien longtemps, depuis l'époque où pour la pre- mière fois il l'a vue en lonie; mais il l'aime d'un amour délicat et respectueux. Il la protégera, mais elle sera libre de disposer d'elle-même. Monime l'écoute avec un curieux mélange de joie et de pudeur etïarouchée : un rayon de bonheur brille dans ses yeux et va éclai- rer sa vie. Elle aussi, et depuis longtemps, aimait Xi- pharès ; et elle avait en vain tâché de l'oublier depuis que ses parents l'avaient donnée à Mithridate. Elle se tait pourtant, ou tâche de se taire ; elle veut renfermer encore son secret en elle-même, avec une sorte d'effroi de l'avenir. Elle a tant souffert déjà qu'elle doute du bonheur. Ses pressentiments avaient raison. Mithridate vit encore, le voici qui s'approche, toujours obstiné dans sa haine des Romains et dans son amour pour la jeune Grecque. Il a des droits sur elle. Monime obéira donc elle renoncera à son rêve, et suivra le vieux héros à l'autel. En vain Xipharès lui arrache l'aveu de son amour; elle ne parle que pour lui ordonner de l'ou- blier : Ah! par quel soin cruel le ciel avait-il joint Deux cœurs que l'un pour l'autre il ne destinait point I 148 RACINE Car, quoi que soit vers vous le pinicliaul qui in'alliro, Je vous le dis, soigneur, pour ne i)lus vous le dire, Ma gloire me rappelle et m'cnlraine à laulel, Où je vais vous jurer un silence éternel. Comme elle se sont trop faible contre lui et qu'elle le sait i^énéreux, elle le supplie de lui venir encore en aide, cette fois en l'évitant : Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis, Je cherche à prolonj^er le péril aiidu. Bridions co Capilole où j'étais allcnilu. Détruisons ses honneurs, cl Taisons disparaître La honte de cent rois, et la mienne pcul-ùlre. Oiiand les Romains débarquent à rini[)rovisle, Mi- lliridate se frappe pour leur échapper. En mourant, il a du moins la consolalion de voir fuir l'ennemi : J'ai vengeTuniversaulant que je l'ai pu : La mort dans ce projet m'a seule interrompu. Knnemi des Romains et de la tyrannie, Je n'ai point de leur joug sulii l'ignominie; Ht j'ose me flatter qu'entre les noms fameux Qu'une jtareille haine a signalés contre eux, Nul ne leur a plus fait acheter la victoire, Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire. Le ciel n'a pas voulu qu'a<'hevanl mon dessein Rome en cendre^ me vil expirer dans son sein. Mais au moins qnehpiejoie en mourant nie console: J'expire environné d ennemis (juo j'immole ; Dans leur sang odieux j ai pu tromper mes mains. Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains. Voici ensuite le despote oriental, défiant, soupçon- neux, cruel, qui ne connaît aucun frein à ses passions. Au milieu de ces guerres lerribles, il est resté l'a- moureux obstiné que nous a peint Plutarque. Il s'irrite du froid accueil de Monime. Use croit méprisé à cause de sa défaite : Faut il que désormais, renonçant à vous plaire, Je ne prétende jilus qui vous tyranniser? Mes malheurs, en un mot, me font-ils mé[)riser? Ah ! pour tenter oncor de nouvelles conquêtes, Quand je ne verrais pas des routes toutes prêtes, r)uand le sort ennemi m'aurait jeté plus bas, Vaincu, persécuté, sans secours, sans Ktats, Krranl de mers en mers, et moins roi que pirate, CoDscrvanl pour tous biens le nom de Mithridate, d'après Gravcint. MirilRIDATE. LES ORIENTAUX. 153 Apprenez que, suivi d'un nom si glorieux, Partout de Tunivers j'attacherais les yeux; Et qu'il n'est point de rois, s'ils sont dignes de l'être, Qui, sur le trône assis, n'enviassent peut-être Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé, Que Rome et quarante ans ont à peine achevé. lia résolu d'épouser Monime le jour même. Etonné de sa tristesse résignée, il soupçonne ses fils et tout le monde de le trahir. Dans son inquiétude jalouse, il recourt à la ruse. Quand Monime a parlé, il prépare , une vengeance terrible : sa cruauté n'épargnera pas son fils préféré, et c'est au milieu même de sa lutte contre les Romains qu'il envoie à Monime le poison. Sa colère ne s'apaisera, ou ne semblera s'apaiser, qu'en face de la mort. Ce n'est point qu'alors il éprouve un regret; et cette fin du héros n'est point si chrétienne qu'on l'a dit. Seulement sa haine contre Rome est plus forte que sa colère amoureuse. Il va mourir : Xipharès seul peut le remplacer, et Xipharès ne survi- vrait pas à Monime. C'est par un effort suprême de haine que Mithridate est amené à pardonner, même à unir les deux amants. Cette belle scène est la consé- quence logique de tout le caractère de Mithridate: le despote sacrifie ses rancunes jalouses à l'ennemi de Rome. Avant de s'attaquer à cette grande figure orientale de l'antiquilé. Racine s'était comme fait la main en transportant sur la scène française les Orientaux de son temps. Bajazet et Mithridate procèdent de la même inspiration: les deux pièces ont été composées à la même époque, à peine un an d'intervalle ; elles se com- plètent et s'expliquent l'une l'autre. Racine n'eût peut- être point écrilBajazet, s'il n'eût déjà songé kMithridate. Le poète nous raconte lui-même dans sa préface comment lui vint l'idée de sa tragédie turque ; « C'est une aventure arrivée dans le sérail, il ny a pas plus 7* 154 RACINE de trente ans. M. le comte de Cv/.y élail alors amliassadenr à Consianlinople. Il lui instruit de toutes les parlicularilcs de la mort lie Haja/.i'l ; et il y a quaiititi! de pcrsonni's à la et)ur (|ui se souviennent de les lui avoir entendu conlrr lorsciirii lut de retour en France. M. le clievalier de Nantouillct est du nond)rc de ces personnes, et c esta lui (pie je suis rede- valtle de cette histoire, et môme du dessein que j'ai pris d'eu furnier une tragédie. » Cette aventure avait déjà tenté un auteur fran(;ais. Segrais, dès 16.*)7, en avait tiré une de ses nouvelles, Floi'idon ou rAmrnir iiaprudcnt. Mais il est probaltlc que Racine n'a pas connu ce conte: il n'en parle [loint, et aucun de ses cont<'mporains, à notre connaissance, n'a signalé ce rapprochement, pas même Se;:rais, qui pourtant assistait à la première représentation. Tout porte à croire que la tragédie, comme la nouvelle, est tirée directement du récit de l'ancien ambassadeur de France en Turquie. Le sujet de Bnjazrt, c'était donc presque de l'his- toire contemporaine : une intrigue du sérail de Cons- tanlinople, où périt Bajazet en 1638. Le complot est dirigé par le grand vizir Acomat et par Hoxane, la sultane favorite, qui veulent prolitcr de l'ahsence du sultan pour le détrôner el mettre à sa place son frèr(* IJaja/.el. Iloxane aime ce jeune |)rince et veut lui don- ner le pouvoir, mais à condition (ju'il l'épouse. Baja/.et refuse de quitter Alalide, qu'il aime, pour Hoxane, qu'il n'aime pas. La sultane, pour se venger, le fait mettre àniort, et est frap{)ée elle-même par un émissaire du sultan. Racine fait remarquer dans sa préface qu'il s'est ef- forcé d'observer les mœurs turques : « La principale chose k quoi je mt; suis attaché, c'a éld' de ne rien changer ni aux nio-urs ni aux coutumes de la nation; et j'ai pris soin de ne rien avancer qui ne tiU confV)rm(' a l'histoire des Turcs et a la nouvelle Relation de l'empire ottoman, que I on a traduite de l'ançlais. » LES ORIENTAUX 155 Cependant Donneau de Visé et d'autres s'avisèrent de contester l'exactitude du poêle, même l'existence de Bajazet, Racine répondit dans une seconde préface,, qui ut publiée quelques années plus tard ; il donna celte fois une dissertation en règle sur l'histoire et les mœurs de la Turquie. 11 disait, par exemple : « Time semble qu'il suffit de dire que la scène est dans le sérail. En effet, y a-t-il une cour au monde où la jalousie et l'amour doivent être si bien connus que dans un lieu où tant de rivales sont enfermées ensemble, et où toutes ces femmes n'ont point d'aulre étude, dans une éternelle oisi- veté, que d'apprendre à plaire et à se faire aimer? Les hommes vraisemblablement n'y aiment pas avec la même délicatesse. Aussi ai-je pris soin de mettre une grande dif- férence entre la passion de Bajazet et les tendresses de ses amantes. Il garde, au milieu de son amour, la férocité de la nation. Et si l'on trouve étrange qu'il consente plutôt de mourir que d'abandonner ce qu'il aime et d'épouser ce qu'il n'aime pas, il ne faut que lire l'histoire des Turcs ; on verra partout le mépris qu'ils font de la vie ; on verra en plusieurs endroits à quels excès ils portent les passions. » Racine a raison, et l'on trouve dans sa pièce une cu- rieuse peinture des mœurs de l'Orient. D'abord il a fort habilement inséré dans le dialogue une foule de détails très caractéristiques. Les allusions fréquentes à Soliman et Roxelane, la porte des tiouveaux sultans, la loi du se' rail, V€tenda?'d du prophète, ces gardes qui surveillent tous les pas de Bajazet, ces murs qui ont des oreilles, le nègre Orcan, le lacet àes étranglements, le conseil des ulémas, les muets, les janissaires : voilà presque de la couleur locale. Mais ce n'est pas tout. En réalité, rien de plus oriental, de plus turc, que l'action et les carac- tères : ce complot de sérail oii personne ne songe à l'in- térêt public, cette conspiration d'un grand vizir et d'une sultane, cette terrible étiquette qui sous peine de mort empêche Roxane de s'entretenir librement avec Baja- zet et d'où sort le malentendu , cet amour tout sensuel de la sultane, cette duplicité de tous les autres personnages, 156 RACINE ce dt'Hain do la mort, colle grande tnrrir qui faisait sn rc^cricr M"" de Sévigné. Avant le lever du rideau, tout a été préparé j)ar Acomal. Mais dans le drame lui-mAme les incidents sont amenés par le déveldjipement du caractère de Hoxane. Jusqu'alors liajazet ne s'est |)as expliqué lui- même : tout s'est fait par l'intermédiaire d'Alalide. Hoxane doute un peu de la sincérité du prince. Avant de le délivrer et de le couronner, elle veut le forcer à déclarer son amour et à le lui prouver en ré[)Ousant. Bajazet se dérobe. Les soupçons de Roxane grandissent. Pour éclaircir le mystère, elle annonce à Alalide qu'elle va faire périr le prince. Atalide se trahit. Dans sa co- lère jalouse, Roxane abandonne Rajazet aux muets. Acomal est dessiné avec une étonnante sûreté de main. On le counaît tout entier dès la scène d'exposi- tion. Il est l'auteur de cette intrigue, qui doit affermir son pouvoir et peut-être sauver sa tète. Le chef-d'œuvre d'Acomat, c'est d'avoir réussi à rendre la sultane éper- dument amoureuse d'un prince (ju'elle n'a jamais vu. Rien n'existe pour le vizir que l'intérêt de son ambition. 11 n'a aucun scrupule, il se rit des serments : ... Ne rougisse/, point : le sang des Ottomans Ne doit point en esclave obéir aux serments. Il a tout calculé, tout prévu. Par Roxane il est maître dans le sérail. Même il a l'appui des prêtres. Si le complot réussit, il sait que les janissaires se déclare- ront pour lui. En cas d'échec, ou de conlre-temps, à toute heure un vaisseau l'attend dans le port. Par poli- tique, et pour assurer sa situation, il veut épouser une femme qui ajipartienne à la famille de ses maîtres ; il a choisi Atalide, dont au fond il ne se soucie guère : Voudrais-tu qu'à mon Age Je fisse de l'amour le vil apprentissaf;*' ? Qu'un cœur qu'ont endurci la latiguc ri les ans Suivit d'un vain j)laisir les conseils imi)rudents ? LES ORIENTAUX 157 C'est par d'autres attraits qu'elle plaît à ma vue : J'aime en elle le sang dont elle est descendue. Par elle Bajazet, en m'approchantde lui, Me va, contre lui-même, assurer un appui... S'il ose quelque jour me demander ma tête..., Je ne m'explique point, Osmin, mais je prétends Que du moins il faudra la demander longtemps. Il faut voir Acomat à l'œuvre au moment le plus critique, quand tout son plan paraît détruit par les em- portements de Roxane. La sultane, toute frémissante, vient de lui montrer le billet de Bajazet à Atalide. Le vizir a feint une grande indignation. Mais, resté seul avec son confident Osmin : Que veux-tu dire ? Es-tu toi-même si crédule Que de me soupçonner d'un courroux ridicule? Moi, jaloux ! Plût au ciel que me manquant de foi L'imprudent Bajazet n'eût ofï'ensé que moi I Et, comme Osmin lui demande pourquoi il n'a pas cherché à défendre Bajazet : Eh ! la sultane est-elle en état de m'entendre ? Ne voyais-tu pas bien, quand je Fallais trouver. Que j'allais avec lui me perdre ou me sauver? Osmin l'engage à sacrifier Bajazet pour faire sa paix avec le sultan. Alors Acomat : Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi : Mais moi qui vois plus loin, qui, par un long usage, Des maximes du Irone ai fait l'apprentissage. Qui d'emplois en emplois, vieilli sous trois sultans, Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants, Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace Un homme tel que moi doit attendre sa grâce. Et qu'une mort sanglante est l'unique traité Qui reste entre 1 esclave et le maître irrité. \ i:;s RACîNE D'ailleurs, rien n'est désespéré: Bajazel vit cnror : pourquoi uous étonner ? Acomatde plus loin a su le ramener. La conspiration d'Acomat échoue, mais non par la faute du vizir. Las de voir tout compromis par ses alliés, il s'est décidé à agir seul. Quand il s'est rendu maître du sérail, il trouve liaja/et assassiné. Désormais la lutte serait sans objet. Acomat va se retirer sur son vaisseau, mais avec les honneurs de la guerre, et tout prêt à recommencer un jour; car il emmène une troupe de partisans. Alalide et lîajazet ne se soucient guëre des combi- naisons du vizir, lis ne s'occupent que de leur amour, et par là contrecarrent tous les projets d'Acomat. Bajazet paraît trop galant et trop indécis. 11 se prête trop aisément à la comédie de l'amour pour Roxane. 11 a beau répondre assez froidement aux avances de la sultane : elle est en droit de conclure qu'il n'est pas loin de l'aimer. Sa conduite a quelque choee de louche qui n'est point d'wn grand cœur ni m(''m«' d'un Darfait honnête homme. Son excuse, c'est qu'il a peur ce causer la perte d'Atalide ; c'est aussi que pour son compte il ne redoute rien, il le dit du moins : La mort n'est point pour moi le comble dos disj^ràces; J'osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces ; Et l'indigne prison où je suis renfermé A la voir de plus près ma même accoutumé. Et c'est parce mépris de la mort que Bajazel, mal- gré tout, est bien turc. Atalide est une figure un peu effacée, touchante pourtant dans son abnégation amoureuse. p]levée avec Bajazet dans le sérail, elle a eu pour lui d'abord une amitié d'enfant, qui, peu à peu, l'âge venant, s'est transformée en une tendre sympathie, puis en un LES ORIENTAUX 159 amour profond, capable de tous les dévouements comme de toutes les délicatesses. Elle ne demanderait (]u'à vivre ignorée avec l'homme de son choix. Mais Bajazet est du sang" des sultans : sa vie sera menacée quelque jour, elle l'est déjà; il n'y a de salut pour lui que s'il monte au premier rang. Voilà ce qui rend Atalide ambitieuse pour son amant. Elle-même l'engage à ménager Roxane, qui peut le couronner ou le perdre. Bien plus, elle se résigne à jouer entre eux un rôle équivoque, à porter de l'un à l'autre des mots d'amour Même elle est prête à se sacrifier réellement, à jeter Bajazet dans les bras de Roxane : Je n'examine point ma joie ou mon ennui ; J'aime assez mon amant pour renoncer à lui. Longtemps x\talide réussit à étouffer en elle toute inquiétude jalouse. Mais au moment du sacrifice su- prême, le cœur lui manque: La sultane est contente ; il l'assure qu'il l'aime. Mais je ne m'en plains pas, je l'ai voulu moi-même. Cependant croyais-tu, quand, jaloux de sa foi, Il s'allait plein d'amour sacrifier pour moi ; Lorsque son cœur, tantôt m'exprimant sa tendresse. Refusait à Roxane une simple promesse ; Quand mes larmes en vain lâchaient de l'émouvoir; Quand je m'applaudissais de leur peu de pouvoir. Croyais-tu que son cœur, contre toute apparence, Pour la persuader trouvât tant d'éloquence? Pour comble de malheur, même ce sacrifice sera inutile. Roxane saura lui arracher son secret; Atalide causera, sans le vouloir, la mort de son amant, et de cette imprudence elle se punira comme d'un crime. Ce personnage est intéressant par lui-même et assez vivant; surtout il est utile au drame en éveillant et déchaînant les fureurs jalouses de Roxane. Roxane est dans le drame l'antithèse d'Acomat. 160 ■ RACINE L'uu tait tout par calcul ; l'aiilrc lu» sait qn'olxir h sa passion im}»lacal)le el sensiirllc. Par ses ompitrlonicuts, ses exigences el ses caprices, la sultano d(''joue une à une toutes les mesures du vizir. IndifTérenle à tout le reste, elle met sa puissance, ses g(''nérosités, ses ruses, son àme, au service de sa passion. Elle veut, coûte que coûte, l'homme qu'elle aime. Mais elle a beau chercher à se tromper elle ml^me sur les senti- ments de lîajazet, elle y voit plus clair qu'elle ne vou- drait. Elle a juré de savoir ce qui en est; et c'est là le ressort du drame. Elle a jusqu'ici pris plaisir à ^tre dupe de la coméée ne l'engage à rien : 0 jour heureux pour moi ! De quelle ardeur j'irais reconnaître mon roi ! BACINE ET LA BIBLE 181 Doutez-vous qu'à ses pieds nos tribus empressées... Mais pourquoi me flatter de ces vaines pensées ? Joad le tiendra par là, le compromettra si bien qu'au dernier moment le général ne pourra reculer. Malgré toutes ses belles intentions, la conduite du pauvre Abner ressemble fort à une trahison. Au fond, c'est un hon- nête homme un peu naïf, dont l'habileté de Joad a fait un traître. De ces caractères si vrais et si simples naît toute l'ac- tion. Les inquiétudes d'Athalie la poussent vers le tem- ple où elle sent que se cache un ennemi. Elle y recon- naît, sous la robe de lin d'un jeune lévite, l'enfant qu'elle a vu en songe. Elle le fait venir, l'interroge ; en face de cette candeur si éveillée, ses frayeurs redou- blent. Poussée par Mathan, elle exige qu'on lui remette l'enfant. La réponse ambiguë, l'attitude hautaine du grand prêtre l'étonnent et l'irritent. Elle se décide à employer la force et par là précipite les événements. Elle envoie son général porter un ultimatum. Et, comme elle croit avoir terrifié ses ennemis, elle tombe dans le piège qu'on lui tend, elle vient elle-même cher- cher l'enfant. Mais le jeune roi est déjà proclamé, tous s'inclinent devant le fait accompli, et la malheureuse reine meurt percée de coups. Tout ce drame est si logi- que, si naturellement déduit de la situation initiale, que dès la première scène le poète a pu, sans choquer la vraisemblance, et par la simple définition des carac- tères, faire prévoir toutes les péripéties : le rideau est à peine levé, et, par un seul discours d'Abner, on pres- sent tout ce qui doit sortir de l'àme flottante du géné- ral, de l'énergie ambitieuse de Joad, de la scélératesse entêtée de Mathan, de l'inquiétude menaçante d'Athalie. Ainsi l'intrigue entière s'explique par des mobiles pu- rement humains. Et pourtant Jéhovah domine tout le drame. L'enfant que redoute Athalie et que couronne Joad est le seul représentant de la famille dont sortira le Messie : Dieu intervient et doit intervenir, parce que 182 RACINB du succès de la conspiration dépond raccomplissemciil dos promossos divines. Dorrière Athalie et Joad, (]ui se disputent le pouvoir, s'agitent les destinées du pcu[»le élu et l'avenir roligieux de l'humanité. Jéhovah est partout présent. C'est lui qu'invoque Joad dès le début du drame ; c'est pour lui et en sou nom que l'on conspire : Grand Dieu, si tu prévois qu'indigne de sa race, 11 doive de David ahandonner la trace, Qu'il soit comme le fruit en naissant arraché, Ou qu'un souffle ennemi dans sa fleura séché ! Mais, si ce même enfant, à tes ordres docile, Doit être à tes desseins un instrument utile. Fais qu'au juste héritier le sceptre soit remis ; Livre à mes faibles mains ses puissants ennoinis ; Confonds dans ses conseils une reine cruelle : Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur. De la chute des rois funeste avant-coureur I Quand Alhalie approche, c'est à Dieu que Joad prétend immoler sa victime : Grand Dieu, voici ton heure, on t'amène ta proie I C'est au nom du même Dieu qu'il la menace : Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux échapper, Et Dieu de toutes parts a su t'envelopper. Ce Dieu que tu bravais en nos mains la livrée : Rends-lui compte du sang dont lu l'os enivrée. Athalie ello-méme dans tout le complot reconiiaîl la main de Jéhovah : Dieu des Juifs, tu l'emportes !... David, David triomphe ; Arhab seul est détruit. Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit 1 Celle intervention de Dieu, d'un bout à lautre du RACINE ET LA BIBLE 183 drame, se marque aussi dans les chants du chœur. Ce chœur est réellement un personnage distinct qui prend part à l'action. Il joue son rôle à côté de Joad dans plu- sieurs scènes. Il précise la continuité du drame, que Racine d'ailleurs a rendue sensible par un petit détail matériel, en faisant rimer le premier vers du cinquième acte avec un des derniers vers lyriques du quatrième. C'est toujours Dieu que célèbre le chœur : au premier acte, la grandeur de Dieu : Tout l'univers est plein de sa magnificence. Qu'on ladore, ce Dieu, qu'on Finvoque à jamais ! Son empire a des temps précédé la naissance. Chantons, publions ses bienfaits. Au second acte, le chœur vante la bonté de Dieu qui vient d'inspirer les réponses de Joas ; au quatrième acte, quand le temple est investi, il invoque l'aide de Jéhovah. Le Dieu d'Israël se révèle mieux encore dans la magnifique prophétie de Joad ; il parle véritablement par la bouche de son grand prêtre inspiré : Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête Toreille. Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille ! Pécheurs, disparaissez, le Seigneur se réveille... Comment en un plomb vil For pur s'est-il changé ? Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ? Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide. Des prophètes divins malheureuse homicide. De son amour pour toi ton Dieu s'est dépouillé ; Ton encens à ses yeux est un encens souillé. Où menez-vous ces enfants et ces femmes ? Le Seigneur a détruit la reine des cités : Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés. Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solennités. Temple, renverse-toi ; cèdres, jetez des flammes. Jérusalem, objet de ma douleur. Quelle main en un jour a ravi tous tes charmes? Qui changera mes yeux en deux sources de larmes Pour pleurer ton malheur ?... Quelle Jérusalem nouvelle 184 RACINE Sort du fond du désert brillante de clarlés, Et porto sur le Iront une: marque iminorlelle ? IN'upk's de la terre, elianle/, : Jérusaieni r(>naît plus brillanlcel plus belle. D'où lui viennent de Ions côtés Ces entants qu'en son sein elle n'a point portés ? Lève, Jérusalem, lève ta tête allière ; Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés ; Les rois des nations, devant toi prosternés, De tes pieds baisent la poussière ; Les peuples à l'envi marrhontà la lumière, Heureux cpii pour Sion d'une sainte ferveur Sentira son âme embrasée ! Cieux, répandez voire rosée, El que la terre entante son Sauveur I Atlialie mérile une place à part, même dans l'œuvre si parfaite de Racine. De ce double drame (jù l'espi'il divin passe sans délruire le jeu des passions humaines, de ce temple qui paraît complice delà sainte conspira- tion, de celle mise en scène éclatante et vraie, de ces cortèges de prêtres, de ces bataillons de lévites, de ces groupes de jeunes filles, de ces évolutions du cliumr, de celte musique et de ces chants, de ce lyrisme qui nnil riionime à Dieu et le drame humain au diame divin, de ces beaux vers si francs et si forts, de tout cela se forme un ensemble merveilleux, un cbef-d'œn- vre complet comme en produisait la Grèce de Sophocle et (le Pliidias. VI LB TnKATnr. DK RACINK et la SOCIKTK du XVII'' SîKCLE. Nous avons admiré chez Racine la puissance de l'ob- servation psychologique et la vérité historique des caractères. Mais dans son théâtre n'y a-t-il rien de son temps? Ce serait bien surprenant. Toute œuvre dramatique LA SOClÉTé DU XVII* SIÈCLE 185 porte la marque de l'époque où elle est née. D'un cer- tain point de vue on peut dire que dans tout théâtre on trouve les éléments d'un tableau de la société contem- poraine du poète, ou du moins de l'idéal rêvé par les gens de sa génération. Racine n'a pas échappé à cette loi, et l'on peut distinguer dans son œuvre bien des détails particuliers au xvii® siècle français. Mais là-dessus il faut s'entendre. Soutenir, comme on l'a fait(l), que Racine a peint toujours ses contempo- rains, que dans toutes ses tragédies on retrouve inva- riablement et seul ement la cour de Louis XIV, les gentilshommes et es belles dames de Versailles, c'est abuser étrangement de quelques apparences, c'est jouer du paradoxe. Surtout c'est méconnaître les deux plus grandes beautés du théâtre de Racine. C'est oublier d'abord la vérité humaine de ces drames qui mettent seulemënt^en jeuTés passions les plus générales, qui par la sont de tous^lé's tël5[pSî_jie tous les pays, et qui dédaignent précisément les conipirGmis^^t ksjaénage^ mehfsTaîïïîïïers aux gens decour, pourj^uivre, l'âme dans saTogîqlîè^îâr'pTlis^ïïrpîtoyable, d^^ plus crue, jusqu'à l'égarement etjusqu/au crime. C'est aulsTrèrméFtèS jBux sur la vérité historique des carac- tères; c'est faire bon marché de Néron et de Mithridate, d'Acomat et de Joad, d'Agrippine et d'Athalie. Celte vérité historique et cette vérité humaine, voilà l'essen- tiel de Racine : c'est ce qu'il ne faut pas oublier, quand on cherche et qu'on trouve réellement daus son théâ- tre certains traits du xvii® siècle. Pour reconnaître sûrement les traces qu'a laissées dans les tragédies de Racine la société de son temps, il faut distinguer avec soin : 1° ce que ses contemporains y ont vu à tort ; 2° ce que lui-même y a bien certaine- ment voulu mettre ; 3° ce qu'il y a mis malgré lui. La tactique ordinaire de ses ennemis était de préten- dre, à l'apparition de chacune de ses pièces, que Ihis- (1) Tainc, Nouveaux essaie de criliqne et d'histoire, p. 171-223. ISfi RACINE toirc n'y était iiullomont rospeclép et qiio tous ses per- sonnaj^es, sous des noms anciens ou exotiques, (étaient de vrais courtisans fran(;ais. Pour peu (|ue la situation s'y ])rèlàt, on se faisait un malin plaisir (l'iilenlilicr les héros du poète avec quelques contemporains célèbres. C'est surtout à propos d^Esther, que l'imagination se donna carrière. On vit dans la pièce composée f>our les jeunes lilles de Saint-Cyr un drame allègori(jue (1). On reconnut le roi dans Assuérus, M™' de Maintenon dans Esther, M"" de Montespan dans Vastlii, Louvois dans Anian. On compara la proscription des Juifs à celle des huguenots. Ce simple vers : Et le roi trop crédule a signé cet édit, devint une allusion terrible à la révocation de l'édil de Nantes. Tout le mystère fut dévoilé par ces couplets qu'on attribua au baron de Breteuil : Uacino, cet homme excellent, Dans l'antiquitt' si savant, Des (jrecs imite les ouvrages; Il peint, sous dos noms empruntés, Les plus illustres personnages QnApfillon ait jamais chantés. Sous le nom dAman le cTuel Lcjuvois est peint au naturel ; Kt de Vaslliy la décadence Nous retrace un portrait vivant De ce qu"a vu la cour de France A la chute de Montespan. La persécution des Juifs De nos huguenots fugitifs Est uns vive ressemblance; Et IKslIier (pii règne aujourd'hui Descend des rois dont la puissance Eut leur asile et leur apjjui. (1» Mi^iiioiff* fie la cour de France |/oiir 1« s nnné'.s Ifi^S pt IfiSt), par II»* de La Fayette. LA SOCIÉTÉ DU XVII® SIECLE 187 Pourquoi donc, comme Assuérus, Notre roi, comblé de vertus, N'a-t-il pas calmé sa colère? Je vais vous le dire en deux mots* Les Juifs n'eurent jamais afifaire Aux Jésuites et aux dévots. A Paris, c'était un jeu d'esprit. Mais ailleurs on le prit au sérieux. Des protestants de Neufchâtel n'hési- tèrent pas à écrire en tête d'une édition spéciale d'Es- ther : « On y voit clairement un triste récit de la der-> nière persécution.... Le lecteur pourra faire aisément une application des personnages d'Assuérus et d'A- man. » A côté de l'interprétation frondeuse et huguenote, voici la version janséniste. Sion figure Port-Royal ; Mardochée n'est qu'un Arnauld déguisé; le chœur re- présente les religieuses persécutées; et Esther s'éva- nouit devant son mari tout comme la Mère Angélique devant son père lors de la fameuse- yoi/r;2ee du guichet. Racine dut être bien étonné d'apprendre tous les mystères que cachait sa pièce. Mais ses fils et ses petits- fils devaient assister à bien d'autres métamorphoses de ses drames bibliques. En 1716, quandl'on donna aux Tuileries la première représentation publique à'Athalle, le petit roi Louis XV était dans la salle. On tressaillait à des vers comme celui-ci : Songez qu'en cet enfant tout Israël réside. L'allusion était assez claire : Joas orphelin et menacé par Athalie, c'était Louis XV, presque seul survivant de la race de Louis XIV, et mal élevé par le Régent. Ce fut bien pis pendant les années qui précédèrent la Révolution, puis sous la Terreur et le premier Empire. Plusieurs fois on dut interdire la représentation à'A- thalie, à cause des allusions hardies de Racine aux événements du jour. Et, en 1792, peu de temps avant 188 RACINK la destruction définitive de Saint-Cyr, une vieille r«*li- gieiise à l'aj^^tinie clianlail les chdMirs iVEsthcr. où étaient prédits les malheurs de sa patrie et de sa maison. Voilà de quoi rendre circonspect sur le chapitre des allusions. Et iionrtanl les contemporains de Racine, (]ni devinaient tant d'inlentions dans ses pii'ces, n'avaient pas tout à fait tort. Le poète, dans ses Plaideurs, sY^ait amusé à crayonner en charf,^^ un pré-ideni de la Cour des comptes, la femme du lieutenant-criminel, iu)e comtesse et plusieurs avocats célèbres. Il n'a pas pris tant de libertés dans ses tragédies ; cependant, à l'occasion, il donnait à l'un de ses héros quehjue trait d'une physionomie de son temps. Dés V Alexandre^ Racine ( il le déclare lui-même dans sa dédicace ) avait songé au roi en dessinant la figure du conquérant macédonien. Si l'on en croit Boileau, ce ne serait pas la seule fois que Louis XIV aurait posé devant Racine : Que Racine, enfantant des miracles nouveaux. De ses héros sur lui forme tous les tableaux. [Art poétique, \y, 197-108.) Le roi aurait même profité des leçons du poète. C'est encore Boileau qui l'affirme : « Un grand prince, qui avait dansé à plusieurs ballots , ayant vu jouer le lirilnumms de M. Racine, où la fureur de Néron à monter sur le théAtre est si bien attaquée, il ne dansa plus à aucun ballet, non pas même au temps du car- naval. ») (Lettre à Monchesnay, septembre 1707.) On sait que //t'/c/»V<» fut demandée à Racine par Ma- dame. Suivant Voltaire, la princesse, en choisissant ce sujet, aurait sftn^-^é à la sympathie très vive qu'elle-même avait éprouvée pour le roi (f). Le fait est douteux. .Mais (1) Voltaire, Commenlaire sur Bérénice, et S.ecle de Louit XIV, cha- pitre 35. LA société: du XVIl" SIÈCLE 189 l'histoire de Titus et de Bérénice présente plus d'un rapport avec la liaison de Louis XIV et de Marie IVIan- cini. Le vers de Bérénice : Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez ! est évidemment un souvenir de la réponse que Marie Mancini fit à Louis XIV : « Vous m'aimez, vous êtes roi, vous pleurez, et je pars! » Bans Bajazet, on peut trouver quelque analogie entre l'amour de Roxane pour Bajazet et l'amour de la reine Christine pour Monaldeschi. On sait comment cet Italien fut assassiné en 1637, à Fontainebleau, par l'ordre de Christine jalouse ; avant de le faire tuer, elle lui avait vivement reproché son infidélité et, comme la sullane au prince turc, lui avait mis sous les yeux des lettres d'amour écrites par lui à une autre femme. De plus, Atalide entre Bajazet et Roxane fait songer à M"" de Boutteville entre le grand Condé et M"^ du Vigean. Pour Esther, il y avait certainement un peu de vé- rité au fond des interprétations fantaisistes qu'au xvii' siècle on donnait de la pièce. On ne peut nier l'a- nalogie du chœur des Israélites avec les pensionnaires de Saint-Cyr, ou d'P^sther avec M™^ de Maintenon : ces rapprochements sont indiqués dans le Prologue même de la tragédie. Au témoignage de M™" de Caylus, M"^ de Maintenon elle-même prenait plaisir à se re- connaître dans Esther. D'ailleurs, plusieurs traits semblent tout à fait caractéristiques. Voici M™' de Maintenon à Saint-Cyr : Cependant mon amour pour notre nation A rempli ce palais de filles de Sion, Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées, Sous un ciel étranger comme moi transplantées. Dans un lieu séparé de profanes témoins, Je mets à les former mon étude et mes soins ; Et c'est là que, fuyant l'orgueil du diadème. Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même, 190 RACIKR Aux pieds de lEternel je viens m'humilier Et goiUer le plaisir de me faire oublier. Voici Louis XIV chez M""" de Maintcnon : Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cot empire. Et cos profoiuis rosp(>cls (juc la terreur inspire, A leur pompeux éclal nuMcnt peu de douceur, El rali,:;u('nl souvjMit leur triste possesseur. Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle };ràce Qui me charme toujours et jamais ne me lasse. De Taimalde vertu doux et puissants attraits ! Tout respire en Esther l'innoceneeet la }>aix. Du chagrin le plus noir elle écarte les oinhres, El fait des jours sereins de mes jours les plus sombres. Boileau savait bien que tout le monde comprendrait quand il disait : A Paris, à la cour, on trouve, je l'avoue, Des femmes dont le zèle est digne qu'on le loue, Qui s'occupent du bien en tout temps, eu tout lieu. Jen sais une, chérie et du monde et de; Dieu, Humble dans les grandeurs, sage dans la fortune, Oui gémit, romme L'sthri\ de sa gloire importune, Que le vice lui-même est contraint d'estimer Et que sur ce tableau d'abord tu vas nommer. (Satire x, oi:i-:320.) Jusque dans son épitaphe, M"" de Maintenon sera com- parée à Esther. Ce n'est pas tout. Dans celte tragédie destinée à Saint-C'yr, l'aciiie paraît bien avoir quehjuefois pensé à Porl-Hoyai, aux persécutions qui le frappaient, aux ca- lomnies dont on le poursuivait. Dès le second vers du Prologue, on voit paraître la Grâce, si chère à l'abbaye janséniste : Je descends dans ce lieu, par la Grâce habité. Plusieurs passages de la tragédie semblent évoquer le souvenir de la pieuse éducation du poêle à Port-Uoyal: LA SOCIÉTÉ DU XVII® SIÈCLE. 191 Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable ! Heureux qui dèsTenfance en connaît la douceur! Jeune peuple, courez à ce maître adorable : Les biens les plus charmants n'ont rien de comparable Aux torrents de plaisir qu'il répand dans un cœur. Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable ! Heureux qui dès l'enfance en connaît la douceur ! De même dans Athalie, le chœur chante la nécessité de l'amour de Dieu, encore une des doctrines favorites des amis de Pascal et d'Arnauld : Vous qui ne connaissez qu'une crainte servile, Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer? Est-il donc à vos cœurs, est-il si difficile Et si pénible de Taimer ? L'esclave craint le tyran qui l'outrage ; Mais des enfants l'amour est le partage. Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits. Et ne l'aimer jamais I Et ce ne sont point là des rapports, fortuits, témoin ce curieux passage de V Histoire de Port-Royal, où Racine indique lui-même la comparaison •, « On pourrait citer un grand nombre de filles élevées dans ce monastère, qui ont depuis édifié le monde par leur sagesse et par leur vertu. On sait avec quels sentiments d'admira- tion et de reconnaissance elles ont toujours parlé de l'édu- cation qu'elles y avaient reçue ; et il y en a encore qui con- servent, au milieu du monde et de la cour, pour les restes de cette maison affligée, le même amour que les anciens Juifs conservaient, dans leur captivité, pour les ruines de Jérusalem. » Toutes ces allusions de Racine à des événements ou à des personnages de son temps relèvent surtout de la curiosité historique. Ce qu'il importe davantage de marquer, c'est ce qui, dans les idées et les mœurs du xvii° siècle, s'est imposé à Racine comme malgré lui et à son insu. Il ne faut pas oublier d'abord qu'au xvii^ siècle on no 102 RACINE connaissait pas de costumes de théâtre proprement dits. Les femmes portaient sur la scène une longue robe à traîne" en soie ou en brocart, le grand manteau d'ap- paral, des souliers de satin, un diadème à panache, le tout agrémenté de dentelles, de diamants, de rubans et de chaînes. Les hommes paraissaient en habit brodé. avec une cuirasse de drap d'or ou d'argent, un élégant baudrier d'où pendait l'épée, des ganis blanc^s à cré- pines, une cravate de dentelle, un grand chapeau à plumes qu'on tenait sous le bras ou à la main, de hauts souliers à talon rouge et une énorme perruque. Kn réa- lité, ce que la tradition imposait aux acteurs comme aux actrices, c'était le costume de cour, mais encore plus compliqué, surchargé de broderies et de clinquant. Voilà qui explique, non point tout le IhéAtre di- Ha- cine, mais certaines formes extérieures de ce théâtre, l'aisance des conversations, le souci presque constant des bienséances et la politesse des manières. On jxnir- rait, il est vrai, citer bien des scènes violentes où se montre à nu la passion. Mais justement, ce qui donne tant de puissance et de relief à ces scènes-là, c'est qu'elles contrastent avec le ton ordinaire du drame, où tous les personnages ont des fai-ons de gens du monde. En ce sens on peut reconnaître dans le théûtre de Racine certains traits de la cour de Louis XIV. Dans ses tragéilies, comme à Versailles, le j)enple ne paraît pas. Les rois de Racine, comme le Itoi- Soleil, croient à leur droit divin et à l'étiquette. Ses confidents font songer à ces gentilshommes-ser- vants, toujours perdus dans l'ombre d'un prince, uni- quement préoccupés de l'accompagner, de l'annoncer, de l'écouler. Ses héroïnes parlent volontiers de leur rang, de leur naissance, comme les grandes dames du xvn' siècle. Et si par hasard elles ne mouraient point de leur amour comme Phi'dre ou Roxane, si elles ne fiivaient pas au bout du monde comme Bérénice, elles rejoindraient Junie chez les Vestales, comme au temps de Louis XIV les illustres pécheresses se réfugiaient LA SOCIÉTÉ DU XVll* SIECLE 193 au couvent. On peut retrouver tout cela dans Racine, avec un peu de bonne volonté. Mais, après tout, ce sont là de bien petits détails, qu'on découvre à la lecture par un effort de réflexion, mais qui disparaissent à la scène dans le mouvement du drame. Le seul anachronisme choquant dans Racine, c'est sa complaisance pour la galanterie compassée du temps de Louis XIV, ou plutôt de la tradition théâtrale à cette époque. Voltaire l'a remarqué dans son Temple du goût ' Racine observe les portraits De Bajazet, de Xipharès, De Britannicus, d'Hippolyte ; A peine il distingue leurs traits. Ils ont tous le même mérite: Tendres, galants, doux et discrets. Et l'Amour qui marche à leur suite Les croit des courtisans français. Voltaire a raison, et ce défaut nous choque encore plus que lui. Cette galanterie banale a laissé des traces dans quelques-unes des plus belles scènes de Racine. Pyrrhus dit à Andromaque : Je souffre tous les maux que j'ai faits devant Troie. Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé, Brûlé de plus de feux que je n'en allumai, Tant de soins, tantde pleurs, tant d'ardeurs inquiètes... Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l'êtes ! Néron même ne parle pas autrement àJunie. Ce qui est plus grave, cette imagination galante a égaré le poète dans la conception même de plusieurs person- nages, de son Antiochus, de son Xipharès, de son Achille, de son Hippolyte. Je sais bien que de ces amours épisodiques le poète a tiré souvent, par contre- coup, et pour la peinture des passions jalouses, des effets très dramatiques. Il n'en est pas moins vrai que Racine a trop aisément accepté les traditions et le lan- gage de la galanterie à la mode. C'est la seule partie BACINE. 9 194 RACINK de son Ihôàlre el de son style qui ait vieilli. Par là Jla- cine a payé le tribut qu»» lout ('«crivain dramatique, bon gré mal gré, paie à son temps. Ainsi l'inlluence des mœurs ou de l'idéal amoureux du xvu« siècle est cause du seul défaut grave de l\a- cint». Au contraire, sa religion l'a hicn servi. On peut suivre l'idée chrétienne dans Andr orna f/ue ci Ip/iif/énie, coiniiit' dans Estlirr ou dans Alhalie. Le christianisme alliancliil le drame de llacine de la fatalité ext«''rie.ure, et par là le rend plus vivant, plus vrai, m^'me histori- quement. L'homme n'est mené que par sa passion, il est responsable des fautes et des crimes où elle l'en- traîne. De là ce nouveau ressort dramatique que notre poète excelle à manier : le remords. Ce christianisme a une forme particulière. On sait que Racine fut toute sa vie du parti de Port-Royal. Son christianisme est le jansénisme : livré à ses seules forces, l'homme ne peut qu'errer et pécher. Phèdre montre la faiblesse de la nature humaine, son imjiuis- sance radicale à accomplir le bien sans le secours de la grâce. Aussi, quand Boileau eut porté la pièce au ])lus intrépide champion du jansénisme, le grand Ar- nauld rendit cet oracle : « 11 n'y a rien à reprendre au caractère de Phèdre, puisque par ce caractère il nous donne cette grande leçon, que, lors- qu'en punition de fautes précédentes Dieu nous abandomie à nous-mêmes et à la perversilé de notre cœur, il n'est jxtint d'excès où nous ne puissions nous porter, même en les détes- tant. » [MémoircsàQ Louis Racine.) L'idée janséniste de la faiblesse humaine, des con- cessions trop nombreuses à la galanterie du xvn* siècle, parfois le langage et les manières de Versailles, même quelques allusions certaines à des événements de l'é- po(jue : voilà ce qui, dans le théâtre de Racine, est du temps où vivait l'auteur. — « C'est beaucoup, dira- t-on, el il n'en faut pas plus pour défigurer des person- nages et des sujets empruntés à l'histoire. » — Lob- LA SOCIÉTÉ DU XYIl^ SIÈCLE IdÔ jection serait juste et serait grave, n'était précisément le système dramatique de Racine. Le poète attire notre attention, non point sur l'extérieur du drame, mais uniquement sur les caractères, sur l'âme humaine étu- diée dans ses passions les plus générales à une époque déterminée. Dès lors, peu importent le décor et le cos- tume, et les manières et tout l'accessoire. On peut dire que toujours Racine est exact et vrai, parce que la psychologie est le tout de ses drames historiques. CHAPITRE IV. L'ART. Dans nos littératures modernes, rien n'est plus voisin de la perfection qu'un drame de Racine. C'est le pro- duit rare d'un génie original et circonspect, toujours égal à lui-même. C'est une entière convenance de l'in- vention et de l'exécution, de l'expression et de l'idée. C'est une harmonie singulière oîi concourent des qua- lités opposées et souvent inconciliables : l'audace et le goût, le coup de force et la mesure, le souci du détail et la vue nette de l'ensemble. HARDIESSE DE LA. CONCEPTION. — SIMPLICITE DES MOYENS. — HAR- MONIE DE LA COMPOSITION. La forme est si belle et si pure qu'on s'y complaît d'abord et qu'il faut un retour sur soi-même pour saisir toute l'originalité du fond. Ce poète délicat fut un grand audacieux. Il a osé mettre à la scène les fureurs d'Hermione et la passion éperdue de Phèdre. Il n'a pas craint de peindre après Tacite la Rome des Césars. De trois mots de Suétone, sans presque rien ajouter, il a tiré une pièce en cinq actes. Aux courtisans de Versailles il a fait accepter 198 RACINE les tueries et les folies sensuelles du sérail de Constan- tiuople. Kf plus lard, lui, le poète de Taniour, il osait coiuj)osor des piiîces sans amour: en dialoguant (jud- ques chapitres des Livres saints, il écrivait des drames dii^nes de la Bible, Cg qui étonne plus encore, c'est, dans ces créations hardies, la pimpIi(;it(W)es moven«« C'est que justement unedesaudaces de llacine est d'avoir résolument écarlé de la Irai^édie tout convenu comme tout idéal, les êtres d'exception, les aventures extraordinaires et l»'s senti- ments guindés, pour en revenir à la nature, aux passions communes et aux situations vulgaires. Il part de don- nées si élémentaires, si universellement vraies, qu'elles en sembleraient presque banales. Transporter dans le cadre de la tragédie classique les sentiments et les conditions de la vie ordinaire, c'était renouveler entièrement le drame historique. A vrai dire, Racine n'en conserve que le cadre tradi- tionnel. D'abord il évite avec soin les sujets et les héros du passé où il croit reconnaître quelque chose de trop particulier ; il recherche au contraire ceux qui montrent en jeu les passions éternelles. l*uis, il explique toujours les actes de ses personnages par des mobiles purt-mcnt humains. D'où cette conséquence, singulière en appa- rence, mais très logique au fcmd et naturelle : cerlains héros de Hacine, historifjuemi'ul, sont plus vrais chez lui, ou, si l'on veut, plus vraisembluldcs que dans les récits des auteurs anciens. Il n'y a plus ici ni surna- turel, ni caprice du destin, ni fatalité extérieure : chez Hacine, tout est tiré de l'Ame même. A cet égard, son Androraaquc, sa Phèdre, son Néron, son Athalie, sont des merveilles de restitution psychologique. Mais un poète tragique n'est ni un archéologue ni un historien. Il ne suflit pas que ses persoimages .soient exacts et vrais ; il faut encore qu'ils soient mis au point pour le public, c*est-à «lire qu'ils ne heurtent pas trop les idées ou les préjugés des contemporains, Hacine excelle dans ce travail de transposition. On a même SIMPLICITÉ DES MOYENS 199 jug-é qu^il allait trop loin dans cette voie. Récemment l'on s'est amusé à signaler dans ses drames de curieux contrastes entre les actions ou les antécédents de ses héros et leurs façons de gens du monde (1): Oreste^ qui parle si galamment, a tué sa mère et va tuer Pyrrhus ; la délicate fiancée d'Achille, comme une biche, va être sacrifiée sur un autel ; Aricie a pour aïeule la Terre, Thésée vient de rendre visite à Plulon, et Phèdre, la Phèdre chrétienne de Port-Royal et du grand Arnauld, est petite-fille du Soleil, fille de Minos et de Pasiphaé.^ Tout cela est juste : mais qui donc, pendant la repré- sentation, y a jamais songé ? Il est certain que tous ces contrastes disparaissent à la scène. C'est miracle, au contraire, d'avoir pu rendre ces anciens ou ces orien- taux si aisément intelhgibles aux gens du xvn® siècle, sans jamais sacrifier l'essentiel de la vérité historique : Racine y a réussi parce que son drame est tout psycho- logique et parce que sa psychologie s'attache surtout à démêler dans l'homme ce qu'il y a de permanent et d'universel. Ces passions communes, présentées sous le costume et l'extérieur du xvii* siècle, dans le cadre exact d'un sujet historique, ne perdent rien de leur vé- rité générale, gagnent en vraisemblance scénique, et se détachent mieux en relief. Les grands noms des héros et l'énergie des peintures ne doivent pas faire illusion sur les moyens employés. Ce que Racine étudie, ce sont bien les sentiments du commun des hommes dans les conditions ordinaires de la vie. Par là, il se rapproche évidemment des auteurs comiques. En effet, sa poétique ne diffère pas de celle de Molière. Bien souvent les ressorts du drame de Racine sont ceux de la comédie. Par exemple, dans la conduite de l'intrigue, on peut signaler de curieuses analogies entre Mithridate et X Avare ^ entre Bajazet ou Andr orna que et le Dépit amoureux de Molière ou les Fausses confidences de Marivaux. (1) Lemaître, Impressions de théâtre, 1" série, p. 78 et suir. 200 RACINK Ct's moyens de comrdie produisent dans la tijif^rdie de Racine un eiïel tout didérent, à cause du caractère des personnages. Néron se cache pour épier la conver- sation de Junie et de Hrifaiiiiicus. Le même Néion, un peu plus tard, surprend iirilunnicus aux pieds de Junie: Prince, continuez des transports si charmants. Je conçois vos bontés par ses remercienu'nls, Madame : à vos genoux je viens de le surprendre. Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre : Ce lieu le favorise, et je vous y relions Pour lui faciliter de si doux entretiens. Voilà des scènes de comédie ; mais celui qui observe derrière un rideau, celui qui trouble l'entretien îles deux amants, c'est Néron, et la situation devient terrible. De même dans Mithridate. Le héros, pour connaître les vrais sentim'iits de Monime, feint de vouloir la marier à Xipharès. Harpagon emploie la môme ruse avec son fils. Mais Harpagon est un barbon ridicule et peu dan- gereux, tandis que Mithridate est un des[»ote jaloux et sanguinaire: il y va de la vie de Xipharès et de Monime. De plus, ces sentiments et ces situations ordinaires, qui sont la matière de la comédie, deviennent éminem- ment tragiques dans Uacine parce qu'il en tire tontes les conséquences. Molière s'arrêtait à mi-chemin ; Uacine va jusqu'au bout. L'homme le plus ridicule cesse de l'être le jour où l'on n*connaît en lui un assassin ou un fou. De même ici les moyens de comédie produisent la terreur ou la pitié, parce qu'ils mènent au crime, à la folie ou au suicide. Des passions Racine fait sortir tout le drame. Il conserve naturellement les quelques incidonls fournis par l'histoire; mais il les prépare et b'sdtl'duit logique- ment. Et tous ceux qu'il ajoute sont la conséquence même des caractères. HARMONIE DE LA COMPOSITION 201 De là cette puissante harmonie de la composition. Aucun épisode, rien d'étranger à la passion, rien d'extérieur à l'âme. Tout est contenu dans les données initiales : au poète de l'en tirer, à force de logique. Le développement du drame a la rigueur et la précision élégante d'une démonstration géométrique. Une fois le sujet choisi, le plan devient la préoccu- pation dominante, on pourrait dire exclusive de Racine. Il n'a jamais varié sur ce point. Dès l'âge de vingt- deux ans, il écrivait : « J'ai fait un beau plan de tout ce qu'il doit faire, et , ses actions étant bien réglées, il lui sera aisé après cela de dire de belles choses. » {Lettre à Le Vasseur, juin 1661.) Telle fut, pendant toute sa vie, sa méthode de tra^ail. Pour être sûr de ne point céder à l'inspiration et de ne rien sacrifier à la forme, par défiance de sa facilité ni itu- relle,il écrivait en prose le plan détaillé de sa pièce, i de par acte, scène par scène. Racine, nous dit son fils Jean-Baptiste, « Racine forma encore le projet de quelques tragédie «s, dont il n'est resté dans ses papiers aucun vestige, si ce n'est le Plan du premier acte d'une IpMgéme en Tauride. Ce plan n'a rien de curieux, si ce n'est quil fait connaître de quelle manière Racine, quand il entreprenait une tragédie, dispo- sait chaque acte en prose. Quand il avait lié toutes les scènes entre elles, il disait : « Ma tragédie est faite », comp- tant le reste pour rien. » Il n'écrivait pas un seul vers avant qu'il n'eût rénissi à enchaîner logiquement toutes les scènes, à toutdéduire des caractères, depuis l'exposition jusqu'au dénoue- ment. S'il rencontrait des difficultés insurmontables, il abandonnait résolument son sujet pour en chercher un autre : < J'entendais dire à M. Racine, qui ne me refusait point 202 RACINK ses bons avis, qu'il avait été longtomps à se détormiiKT entre Ipliigthve sacrifu^e ot Iphigrtiir anrri finnlc , et qu'il ni' s'était déclaré en faveur ue la preiniére qu'après avoir connu que la seconde n avait point de vuitirrf ponr un rin- nuirme acte. » (La Grange-Chancel, Préface de la tragédie Orrsle et Pi/hidr.) Même sa pièce achevée, Hacinc était pris de scrupule à propos de tel ou tel détail qui lui semblait rompre l'ordonnance du drame. [1 consultait ses amis et cor- rigeait sans se lasser. Au monieiil où il metlail la d«'r- nière main à Esther^ il écrivait à M"* de Maintenon (iG88): « Mon Fsther est maintenant terminée, et j'en ai revu l'ensemble d'après vos conseils, et j'ai fait de moi-même plusieurs chanj^oments qui donnent plus de vivacité k la marche de la pièce. Le tour que j'ai clioisi pour la fin du Prolof;ue est conforme aux observations du Roi. M. Hoilcau- Dcsprèaux m'a l)eaucoup encoura};é à laisser maintenant [c. dernier acte tel qu'il est. Pour moi , madame, je ne ref^.ir- derai {'/..'sllicr comme entièrement achevée que lorsque j'aurai eu votre sentiment définitif et votre critique. » Rien de plus savamment construit que ces pièces de Racine, où tout paraît si simple, si naturel. Chacune de ses tragédies est comme un organisme complet, où le moindre détail a sa fonction et concourt à l'harmonie de l'ensemble. Ce drame racinien, tout psychologique, est parfait en lui-même. On peut seulement en trouver la c(m- ception un peu étroite; il laisse trop résolument de côté le monde extérieur pour ne s'attacher qu'aux caractères. Racine lui-même en avait conscience, puis- qu'en finissant il a {axl A f/ialie, un chef-d'œuvre unique en son théâtre par la richesse des horizons, par la con- cordance de l'action et des caractères avec le décor, la musique et le chant. C'est la même conception du théâtre, mais ici le drame racinien est élargi et com- plété, transporté du monde abstrait des âmes dans ia réalité concrète. LA LANGUE ET LE STYLE 203 n LA LANGUE ET LE STYLE Tel nous venons de voir Racine dans la conception et ragencement du drame, tel il se montre dans sa langue el dans son style. Ce que nous allons trouver ici, c'est encore un grand respect de l'art, beaucoup de hardiesses, mais des hardiesses voilées et contenues, le sentiment de la mesure, un goût presque impec- cable, de puissants effets obtenus avec une remar- quable simplicité de moyens. La langue de Racine, en ses éléments, n'est que la langue générale de la seconde moitié du xvu® siècle. En cela le poète n'apporte rien de nouveau: il se con- tente d'éliminer, de choisir, de combiner. 11 s'interdit toute expression qui n'est point d'un usage courant. Même sa correspondance familière atteste une scrupuleuse attention dans le choix des termes. Plusieurs fois il reproche à son fils d'employer des mots nouveaux, d'apparence exotique. Il lui écrit un jour (16 mai 1698) ; « Votre relation du voyage que vous avez fait à Amster- dam m'a fait un très grand plaisir. Je ne pus m'empêcher de la lire hier, chez M. Le Verrier, à M. de Valincour et à M. Despréaux, qui m'ont fort assuré qu'elle ies avait di- vertis. Je me gardai bien, en la hsant, de leur hre l'étrange mot de tentaiif, que vous avez appris de quelque Hollan- dais, et qui les aurait beaucoup étonnés. » Racine paraît même un peu sévère, quand il condamne certaines expressions qui sont aujourd'hui universel- lement admises. Par exemple, il dit à son fils (24 septembre 1691): « Vous me faites plaisir de me mander des nouvelles ; 204 RACINE mais proiio/. gardo de ne les p.is prendre dans les gazelles de Hollande ; car, outre que nous les avons comme vous, vous y pourriez apprendre certains termes qui n<> valent rieu, comme celui de recruter dont vous vous servez, au lieu de quoi il faut dire faire des recrues. » Ici se marque bien la préoccupation constante du poète en fait de lanj;age: s'en tenir aux termes usités à Paris dans les conversations entre honnêtes gens. Racine emploie toujours les mots dans leur signifi- calion ordinaire. Mifhridate détruit, Néron ytaissoftt, le bruit de ma faveur, toutes ces expressions où l'on a voulu voir des hardiesses de sens, se retrouvent dans beaucoup d'auteurs du xvi* et du xvn* siècle. Ce n'est point dans la signitication des termes qu'il faut cher- cher l'originalité de la langue de Racine: elle est tout entière dans le tour, dans l'alliance ou la combinaison des mots. Il aime le latinisme. Par exemple, il dira : commettre Tpouv con/ier; affliger pour accabler \ affecter pour re- chercher ; admirer pour s'étomier. Mais il n'y a pas à s'y arrêter: tout le monde au xvii° siècle en usait ainsi. Sur d'autres points, Racine s'écarte de plusieurs de ses contemporains. Dans ses tragédies il s'interdit les termes archaïques ou de métier, les expressions populaires. Il les connaissait fort bien pourtant, et il s'en sprt volon- tiers dans ses lettres. Même, dans ses Plaideurs, il en a tiré beaucoup d'eiïets comi(jues. Par exemple, dans le monologue de l*etit-Jean, il s'amuse à eulasser les pro- verbes et les locutions populaires: Ma foi ! sur l'avenir bien fou qui se fiera : Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera. Un juge, l'an passé, me prit à son service; Il mavail fait venir d'Amiens pour être suisse. Tous ces Normands voulaietit se divertir de nous : On apprend à linrler, dit l'autre, avec les loups. lonl l'icard que j elais, j'étais un bon apAlre, Et je faisais claquer mon fuuel tout comme un autre. Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau l)as ; « Monsieur de Petit-Jean, » ah I gros comme le bras I LA LANGUE ET LE STYLE 205 Mais sans argent l'honneur n'est qu'une maladie. Ma foi, j'étais un franc portier de comédie : On avait beau heurter et m'ôter son chapeau, On n'entrait pas chez nous sans graisser le marteau. Point d'argent, point de suisse, et ma porte était close. Ailleurs il accumule les termes de chicane, ce dont il s'excuse d'ailleurs dans sa préface. Mots techniques, archaïques ou populaires, rien de tout cela ne paraît dans les tragédies. Mais que l'on n'aille point, d'après ces scrupules et ce respect de la langue courante, faire de Racine un puriste. Dans le choix des termes il est infiniment moins exclusif que la plupart des auteurs tragiques de son temps et surtout du xvm° siècle. Il a conservé dans ses pièces beaucoup d'expressions qu'on proscrivait d'or- dinaire, et ses contemporains le lui ont reproché. Sui- vant d'anciens critiques, il n'aurait fait accepter le mot chiens dans Athalie qu'à la faveur d'une épithète : Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. Or le même mot chiens se lit ailleurs dans la même pièce, et sans adjectif : Dans son sang inhumain les chiens désaltérés ; ou encore : Les chiens, à qui son bras a livré Jézabel..., Déjà sont à ta porte, et demandent leur proie. Racine n'a jamais craint le mot propre: il sait appeler un chien un chien. Même il condamne expressément la théorie du style noble. Un jour, il querella Boileau à ce sujet: « En lisant cet endroit (de Denys d'Halicarnasse), je me suis souvenu que, dans une de vos nouvelles remarques, vous avancez que jamais on n'a dit qu'Homère ait employé un seul root bas. C'est à vous de voir si cette remarque de 206 RACINK Denys d'Halicarnasse n'est point contraire à la vAfre, et s'il n'est point à craindre qu'on vionne vous cliicaner lii- dessus... « J'ai fait réflexion aussi qu'a?* lieu de dire que le vint d\'me est eu (firr un mot trrs vohlr, vous pourriez vous eonicnirr de dire que c'eut vn mot qui na rien (te bas, et qui est comme celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce très noble mo parait un peu trop fort. » (Lettre à Boileuu, 1G03.) Voilà qui est clair, semblc-t-il; et ce ne sont pas là des théories de circonstance. E^videmment Racine évi- tait au théAtre un certain nombre de termes familiers ou populaires qu'il employait couramment dans ses autres œuvres; mais le vocabulaire de ses tragédies est encore prodigieusement riche, si on le compare à celui des tragédies de Voltaire. En somme, la langue du théâtre de Racine est sim- plement celle de la bonne compagnie au temps de Louis XIV. Le poète n'admet que les mots d'un usage courant, mais, de ceux-h\, il n'en proscrit aucun. Il manie le vocabulaire commun avec une admirable sûreté, et l'on n'a jamais poussé plus loin l'exacte pro- priété des termes. Tout l'elTort de Racine s'est porté sur la mise ec œuvre des éléments ordinaires de la langue, sur le sfvle. Dans l'arrangement du détail, il a toujours montré la conscience et le scrupule des grands artistes. H sélait formé à l'école des Grecs, et c'est tout dire. Il ne se lassait point de relire ses classiques: il soulignait dans le texte ou notait en marge les expressions qui le frap- paient. Bien souvent dans ses tragédies il s'en est .sou- venu, et presque toujours avec bonheur. Surtout, dans ce commerce constant avec les vieux maîtres du beau langage, Euripide ou Sophocle, Virgile ou Tacite, il apprenait la secrète harmonie de la forme et du fond Toujours il eut le tourment de la perfection, li sou- mettait à ses amis tout ce qu'il écrivait, profilant des ^^h:^ RACINE. Reproduction du Miisée de Tersailhs. LA LANGUE ET LE STYLE 209 conseils, se corrigeant sans relâche. Dès le temps de son séjour à Uzès, il écrivait à La Fontaine (4 juillet 1662): « Je vous prie de me renvoyer cette bagatelle des Bains de Vé77vs ; ayez la bonté de mander ce qu'il vous en semble; jusque-là je suspends mon jugement : je nose rien croire bon ou mauvais que vous n'y ayez pensé auparavant. » Plus tard, après tant de victoires au théâtre, il adres- sait au Père Bouhours le manuscrit de Phèd?'e, avec ces mots : t Je vous envoie les quatre premiers actes de ma tra- gédie, et je vous envolerai le cinquième, dès que je Taurai transcrit. Je vous supplie, mon Révérend Père, de prendre la peine de les lire, et de marquer les fautes que je puis avoir faites contre la langue, dont vous êtes un de nos plus excel- lents maîtres. « Si vous y trouvez quelques fautes d'une autre nature, je vous prie d'avoir la bonté de me les marquer sans in- dulgence. Je vous prie encore de fairç part de cette lecture au Révérend Père Rapin, s'il veut bien y donner quelques moments. » Mais, pour Racine, le conseiller par excellence, ce fut Boileau. Le satirique a dû revoir en détail toutes les tragédies de son ami, comme nous pouvons encore constater qu'il a revu et corrigé le manuscrit de ïfJis- taire de Fort-Royal. La correspondance des deux poètes nous fournit, entre autres, une preuve frappante de leur confiance réciproque et de leur scrupule infini. Racine venait d'écrire ces belles strophes de son deuxième Cantique spii^ituel: De quelle douleur profonde Seront un jour pénétres Ces insensés qui du monde. Seigneur, vivent enivrés. Quand par une fin soudaine Détrompés d'une ombre vaine Qui passe et ne revient plus, 210 RACINE Leurs veux du fond de l'ahîmo Près de ton trc'inc sublime Verront briller les élus ! « Infortunés que nous sommes, Où s'égaraient nos esprits? Voilà, diront-ils, ces li(tmmcs, Vils objets de nos mi-pris. Leur sainte et pénible vie Nous parut une folie ; Mais aujourd'hui triomphants, Le ciel <-hanle leur louani^e, Et Dieu lui-même les range Au nombre de ses enfants. « Pour trouver un bien fragile Qui nous vient d'être arraché, Par quel chemin dillicile. Hélas ! nous avons marché ! Dans une roule insensée Notre âme en vain sest lassée, Sans se reposer jamais, Fermant l'œil à la lumière Qui vous montraitla carrière De la bienheureuse paix. « De nos attentais injustes Quel fruit nous est-il resté ? Où sont les litres augustes Dont notre orgueil sest flatté ? Sans amis et sajis défense, Au trône de la vengeance Appelés en jugement, Faibles et tristes victimes. Nous y venons de nos crimes Accompagnés seulement. » Boileau, prié d'examiner ces strophes, lit quelques observations de détail. Voici la réponse de Uacine: '< A Fontainebleau, le 3<= octobre 1094. « Je vous suis bien obligé de la promptitude avec laquelle vous m'avez fait réponse. Comme je suppose que vous n'avez pas perdu les vers que je vous ai envoyés, je vais vous dire mon sentiment sur vosdifIicultés,eten même temps vous dire LA LANGUE ET LE STYLE 211 plusieurs changements que j'avais déjà faits de moi-même. Car vous savez qu'un homme qui compose fait souvent son thème en plusieurs façons. Quand, par une fin soudaine, Détrompés d'une ombre vaine Qui passe et ne revient plus. J'ai choisi ce tour, parce qu'il est conforme au texte, qui parle de la fin imprévue des réprouvés, et je voudrais bien que cela fût bon, eL que vous pussiez passer et approuver par une fin soudaine, qui dit précisément la chose. Voici comme j'avais mis d'abord : Quand, déchus d'un bien frivole Qui comme l'ombre s'envole Et ne revient jamais plus. Mais ce jamais me parut un peu mis pour remplir le vers, au lieu que qui passe et ne revient plus me semblait assez plein et assez vif. D'ailleurs j'ai mis à la 3^ stance : Potir trouver un bien fragile, et c'est la même chose qu'un bien frivole. Ainsi tâchez de vous accoutumer à la première manière, ou trouvez quelque autre chose qui vous satis- fasse. Dans la 2<^ stance : Misérables que nous sommes, Où s'égaraient nos esprits ? infortunés m'était venu le premier, mais le mot de misérables, que j'ai employé dans/*/?èo?re, àqui jel'ai mis dans la bouche, et que 1 on a trouvé assez bien, ma paru avoir de la force en le mettant aussi dans la bouche des réprouvés, qui s'hu- milient et se condamnent eux-mêmes. Pour le second vers j'avais mis : Diront-ils avec des cris. Mais j'ai cru qu'on pouvait leur faire tenir tout ce discours sans mettre diront-ils, et qu'il suffisait de mettre à la fin : Ainsi d\ine voix plaintive , et le reste, par où on fait enten- dre que tout ce qui précède est le discours des réprouvés. Je crois qu'il y en a des exemples dans les Odes d'Horace. Et voilà que triomphants.'. Je me suis laissé entraîner au texte : Ecce quomodo com- putali sunt inter filios Dei ! Et j'ai cru que ce tour marquait 212 RACINE mieux la passion ; car j'aurais pu mpllro : El inaintmant triompfinnix, etc. « Dans la 3* stance : Qui nous moBtrait la carrière De la bienheureuse paix. On dit la carrière de la gloire, la carrière de Vhoimenr c'est-à-dire par où on court à la gloire, à l'honneur. Voyez si l'on ne pourrait pas dire de même la carrière de la hieuhcitreuse paix. On dit m(lme la carrière de la verlu. Du reste, je ne devine pas comment je le pourrais mieux dire.... « Je vous conjure de m'envoyer votre sentiment sur tout ceci. J'ai dit franchement que j'attendais votre criti(|ue avant que de donner mes vers au musicien, et je l'ai dit à M""" de Maintenon, qui a pris de là occasion de me parler de vous avec beaucoup d'amitié... » Cette lettre, mieux que tous les développements, montre comment Racine comprenait son métier do poète. Chez un écrivain si consciencieux, on n'est pas surpris de constater le progrès continu du style. Quand il composait sa Nymphe de la Seine, Racine n'était encore qu'un bel esprit; mais plus lard, à deux reprises, en 1G66 e' 1571, il retoucha son ode, dont les nom- breuses variantes attestent un goût de plus en plus sûr. Dans la Thébaide, l'expression est nette et le vers har- monieux, maison sent trop l'imitation de Corneille et de Rolrou. Dans Alexandre se montrent les qualités essentielles du style de Racine : la pureté, l'harmonie, la justesse du coloris, rimaL,Mnalion du détail; avec cela, un peu de monotonie et d'emphase. Nous arrivons à la période des chefs-d'œuvre. iVesque dans chacun d'eux se révèle quelque nouveau mérite de forme : dans Andromof/ue, l'audace et la vivacité du tour; dans les Plaideurs, la fantaisie et la souplesse ; âaus Britanjiiciis^ la vigueur, le trait, la richesse du coloris, la période; dans Bérénice, l'élégance familière; dans linjnzft, l'énergie toujours harmonieuse et sobre; dans .V////ri- LA LANGUE ET LE STYLE 213 date et dans Iphigéiiie, la magnificence des périodes et la grâce ; dans Phèdre^ le mouvement, l'éclat, et une extraordinaire variété. Dans les pièces composées pour Saint-Gyr, ce sont les mêmes qualités, avec un élément nouveau, l'image biblique, un peu adoucie. Esther est une merveille d'élégance sobre et d'harmonie. Dans Athalie se rencontrent toutes les audaces et toutes les grâces de Racine ; mais ce qui domine, c'est l'énergie, la précision et la couleur. Le poète semblait avoir atteint la perfection de son art. Pourtant il rêvait mieux encore. Dans les dernières années de sa vie, il avait préparé une nouvelle édition de ses tragédies oii étaient corrigées bien des expressions et bien des rimes. Mais, peu de jours avant sa mort, par abnégation chrétienne, il jeta l'exemplaire au feu. Dans tout ce qu'a écrit Racine, ce qui frappe d'abord, c'est l'absence presque complète de défauts : jamais d'impropriété, d'obscurité, de négligences, d'expres- sions faibles. Les qualités fondamentales y sont la sim- plicité, la soHdité, la précision,' l'élégance, le goût, ITia'rmonie, La phrase est souvent un peu courte, mais à l'occasion elle devient très ample et très forte. Pour peu que le sujet s'y prête, on voit intervenir les qualités brillantes, la vivacité, Tesprit, l'éclat, la sensibilité, l'imagination. Avec une surprenante souplesse, ce style semble se renouveler suivant la circonstance ou le genre. Racine est un grand prosateur. Même dans ses dédi- caces, il sauve la banalité de la louange par le tour spirituel. Dans ses préfaces, l'expression est étonnante de justesse et de sobriété, avec cela, vive et mordante. Ses pamphlets contre Port-Royal sont dignes des Pro- vinciales par l'entrain, la verve, la raillerie toujours de bon ton. Ses discours académiques et ses ouvrages historiques ne sont pas moins remarquables par la netteté de la phrase, par la variété, par la vivacité du tour ou l'harmonie de la période. Sa correspondance est charmante de simplicité; c'est un mélange exquis 2Î4 RACINR de sérieux et d'enjouement, de bonhomie et de tenue ; souvent de l'esprit, jamais de recherche. Et, dans tous les genres, celte prose de Racine est d'autant plus belle qu'elle reste toujours de la vraie prose, sans rien du poète. Le style du prosateur se retrouve dans l'œuvre dra- matique, aussi souple, aussi solide et aussi varié, mais plus riche, et relevé par les dons les plus brillants de l'imairination. Il faut pourtant commencer par signaler un d»'»faut, le même que nous avons déjà rencontré dans l'étude du drame. Racine n'a point su se défendre contre le jargon de la galanterie à la mode. Par exemple, Orestc dit à Hermione : Madame, c'est à vous de prendre une victime Que les Scythes auraient dérobée à vos coups. Si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous. A quoi Hermione répond avec beaucoup de sens : Quittez, seigneur, quittez ce funeste langage: A des soins plus pressants la Grèce vous engage. Que parlez-vous au Scythe et de mes cruautés ? Les jeunes premiers de Racine ont un faible pour ce langage de convention. Quelquefois, mais beaucoup plus rarement, les femmes mômes parlent comme ces héros galants. Ecoutez cet entretien d'Œnone et de l'iiè- dre : Songez qu'une barbare en son sein l'a porté. — Quoique Snjthe et barbare^ elle a pourtant aimé. — lia pour tout le sexe une haine fatale. On connaît ce jargon des amoureux du xvu* siècle. La femme est comparée à une place forte. L'amant se prépare à Vassaut. S'il est aim»', il devient le vainqueur. 11 rend les armes, il subit un Juuy, il est captifs il reçoit LA LANGUE ET LE STYLE une blessure^ il a pour tyrans les yeux de sa belle, et se range à ses lois. La maîtresse est une cruelle., une inhii- inaine. Si elle a quelque heureuse faiblesse pour Tamant, elle couronne sa flamme ou ses feux ; car on bride pour elle. Ou bien encore, la femme est une idole : on idolâ- tre les divines princesses^ leurs diviîis appas ; leurs yeux sont des dieux. Voilà comment parlent trop souvent les amoureux de Racine. Et ces façons nous choquent, mal- gré toute l'élégance de la forme. C'est là tout ce qu'il y avait d'artificiel, et c'est là tout ce qui a vieilli, dans le style de Racine. Sur tout le reste il n'y a qu'à admirer. Comme écrivain dramatique, la grande originalité de' Racine est d'avoir rompu avec les traditions du style à panache. Il ne croit pas qu'il y ait une langue particu- lière au théâtre : il dit cheval aussi bien que coursier, couteau et 7nors aussi bien que fer et frein. Il a relative- ment peu d'antithèses, de comparaisons et d'inversions. Il évite en général les grandes périodes ; il raille l'abus qu'on en faisait à Port-Royal : « Retranchez-vous donc sur le sérieux. Remplissez vos lettres de longues et doctes périodes. Citez les Pères. Jetez- vous souvent sur les injures, et presque toujours sur les anti- thèses. Vous êtes appelé à ce style. 11 faut que chacun suive sa vocation. » (Lettre à l'auteur des Imaginaires.) Même il ne veut point de cette « justesse grammati- cale qui va jusqu'à l'affectation. » Il transporte sur la scène l'aisance familière, la simplicité, le naturel, même les hardiesses et les incorrections apparentes de la con- versation. Mais de ces termes usuels et de ces tours familiers il tire bien des effets originaux. Il excelle dans les rapprochements inattendus, dans les alliances de mots. 11 a fréquemment de l'imprévu dans l'épilhète : « l'Orient désert » — « offense long- temps nouvelle » — « honneurs obscurs » — « déserts peuplés de sénateurs » — « fidèle en ses menaces ». 11 a des compléments d'une heureuse témérité : « boire 216 RACINE \'A juir. » Ces audaces d'expression donnent un singu- lier relief à des vers comme ceux-ci : L'autel On je vais \o\is jurer un si/ence éternel... N'en attendez jamais qu'une paix Sdufjuiunire.., Qui tdus auraient brigué V honneur di l'nrilir... Sa réponse esldirtre, et même son silcnre... M'avez-vous sans p'ii'ié relégué dans ma cour ?... Il hait à cœur ouvert... Dans ces ingénieux rapprochements, chaque motcon- serve son sens précis. Ce souci de l'exactitude va quel- quefois jusqu'au réalisme. Dans son Histoire de Porf- liof/al^ à propos du miracle de la Sainte Epine, Racirie décrit les plaies de M"® Perrier avec une crudité de praticien : « Il y avait à Port-Royal de Paris une jeune pensionnaire de dix à onze ans, nommée M"" Perrier. fille de M. Perrier, conseiller à la cour des aides de Clermont , et nièro de M. Pascal. Elle était affligée depuis trois ans et demi dune fistule lacrymale au coin de l'œil gauche. Cette fistule, qui était fort grosse au dehors, avait fait un fort grand ravage en dedans. Elle avait entièrement carié l'os du nez, et percé le palais, en telle sorte que la matière qui en sortait à tout moment lui coulait le long des joues et par les narines, et lui tombait même dans la gorge. Son œil s'était considérablement apetissé ; et toutes les parties voisines étaient tellement abreuvées et altérées par la fluxion, qu'on ne pouvait lui toucher ce côté de la tête sans lui faire beau- coup de douleur. On ne pouvait la regarder sans une espèce dliorreur; et la matière qui sortait de cet ulcère était d'une puanteur si insupportable que, de l'avis même des chirur- giens, on avait été obligé de la séparer des autres pension- naires, et de la mettre dans une chambre avec une de ses compagnes beaucoup plus âgée qu'elle, en qui on trouva assez de charité pour vouloir bien lui tenir comiagnie. » Sa conception du théâtre ne se prêtait guère à des descriptions de ce genre. Pourtant certains passages de ses tragédies sont encore singulièrement réalistes. Dans Phèdre : LA LANGUE ET LE STYLE 211 Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ; Ils courent : tout son corps nest bientôt qu une plaie... De son généreux sang la trace nous conduit ; Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes ; et dans Athalie: Et moi je lui tendais les mains pour l'embrasser ; Mais je n'ai plus trouvé qijCun horrible mélange D^os et de chairs meurtris et traînés dans la fange. Des lambeaux pleins de sang et des membres afjfreux Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. Ce goût de la précision n'abandonne presque jamais Racine dans le choix de l'image. Ses métaphores sont ordinairement d'une frappante justesse. En voici un bel exemple dans Andromaque : D'un amour qui s'éteint c'est le dernier éclat. Racine a même des vers pittoresques. Dans Iphiyé- 7iie : Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire ; dans Athalie : Et du temple déjà l'aube blanchit le faîte ; et àsins Mithridate : Vous y pouvez monter, Souveraine des mers qui vous doivent porter. Ailleurs ce sont de vrais tableaux qui parlent aux yeux. Voici une fête de la Rome impériale : Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée, Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée, KACI^E. 10 218 RACINE Celle Ittule do niis, ces cuiisiils. ce sciial, (Jui tous do mon amant eiiii)runlai«Mil Icnr éclat ; Celte pourpre, cet or, (juo rehaussait sa j^loire, Kl ces lauriers cncor témoins de sa victoire ; Tous ces yeux (ju'on voyait venir de toutes parts Confondre sur lui seul leurs avides regards. Il faut bien mentionner aussi le récit de la mort d'lli[)polyte, qui est peu en situation, mais qui est une merveille de style pittoresque et color<^. Alliances de mots, justesse de la métapliore, préci- sion pittoresque et réaliste, ce sont là des beautés de détail. Ce qu'il faut noter surtout, ce sont deux procédés de style, qui sont ordinairement du domaine de la comédie, mais qui cliez Racine deviennent émi- nemment dramatiques: l'emploi des vers familiers, et l'ironie. Après une période soutenue ou dans une crise de passion, il aime à jeter une phrase toute familière, qui se détache avec d'autant plus de relief. Ainsi, dans Jif'iUmnicus, au milieu de scènes émouvantes, on trouve des vers comme ceux-ci : Ma mère a ses desseins, madame, et j'ai les miens... .le vous ai déjà dit que je la répudie... Ma place est occupée, et je ne suis plus rien... Dans Bérénice: Quand nous serons partis, je te dirai le reste... Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien... Dans Athalie : Mais nous nous reverrons. Adieu ! Je sors contente, J'ai voulu voir, j'ai vu. L'ironie produit chez Racine d'admirables eiïels do terreur. On en trouve des exemples dans presque LA LANGUR ET LE STYLE 219 toutes ses trag-édies. Telle est, après la mort de Britan- nicus, la réponse de Néron à sa mère : Moi ! voilà les soupçons dont vous êtes capable. Il n'est point de malheur dont je ne sois coupable. Et, sil'on veut, madame, écouter vos discours, Ma main de Claude même aura tranché les jours. Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre ; Mais des coups du destin je ne puis pas répondre. Telle est encore l'ironie menaçante de Glytemnestre : Venez, venez, ma fille, on n'attend plus que vous ; Venez remercier un père qui vous aime. Et qui veut à l'autel vous conduire lui-même ; ou celle de Roxane prête à ordonner le supplice d'Atalide et de Bajazet : Loin de vous séparer, je prétends aujourd'hui Par des nœuds éternels vous unir avec lui : Vous jouirez bientôt de son aimable vue. Mais le chef-d'œuvre du genre est peut-être encore cetto réponse d'Hermione à Pyrrhus : Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice. J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice, Et que, voulant bien rompre un nœud si solennel. Vous vous abandonniez au crime en criminel. Est-il juste, après tout, qu'un conquérant s'abaisse Sous la servile loi de garder sa promesse ?... Me quitter, me reprendre, et retourner encor De la fille d'Hélène à la veuve d'Hector; Couronner tour à tour l'esclave et la princesse ; Immoler Troie aux Grecs, au fils d'Hector la Grèce » Tout cela part d'un cœur toujours maître de soi. D'un héros qui n'est point esclave de sa foi. Tels sont les procédés ordinaires du style de Racine. Ce n'est pas qu'à roccasion on ne trouve chez lui autre 220 RACINE chose; piir exemple, des vers senlenlinix ;i la ra(;oii de Corneille : Ouel(iues criinos toujours précèdoiit les grands crimes; Ouict)n(juc a pu franchir les bornes lègilinies Peut violer enfin les droits les plus sacrés : Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ; ou des dialogues qu'on dirait de l'auteur du Cid, comme la scène de défi entre Néron et Brilannicus. Mais ce sont là des exceptions dans Racine. Dans la plupart de ses drames, rien ne se détache aisément, C«' (jui le caractérise entre tous, c'est l'audace qui se dissimule, la simplicité, l'élégance continue. Les traits les plus hardis sont amenés naturellement, sans aucune sur- charge de coloris, mais au contraire par une dégrada- lion insensible de la lumière. Dans ce style, tout en demi-teintes, pas de surprises ni de brusqueries ; c'est une harmonie très savante, très simple en ses élé- ments et pourtant très riche de tons, où tout est à sa place sans que rien attire l'œil par un relief trop accusé. LE RYTHME. Il en est de la versification de Racine comme de son style : c est la même élégance, la même sûreté de goût, la môme tran^iuillilé d'audace, la môme simplicité de movens, la même variété dans la même harmonie. Racine était né poète lyrique : il a commencé par des odes, il a fini par les chœurs de ses tragédies bi- bliques et par les Cantir^iies spirituels. Jusque dans le maniement de l'alexandrin il a montré une souplesse et des habiletés de lyrique. Il n'aintroduitaucunélémenl nouveaudans le rythme. LE EYTHME Et cependantil ainnové beaucoup, à force d'ingénieuses combinaisons. Au grand vers de douze syllabes il a su donner une aisance, une harmonie et une variété sin- gulières. On a remarqué de nos jours que l'alexandrin parait faible ou devient lourd, s'il renferme moins de quatre ou plus de cinq syllabes accentuées. Racine, sans pro- bablement s'en douter, a presque toujours observé cette loi. Par exemple, voici un vers à cinq accents : Lejowrn'est ^3as plus fur que le fond de mon cœur. Généralement le vers racinien n'en renferme que quatre : VEiQTnd est son nom; le monàe. est son ouivage, Il entend les soupirs de Vhumhle qu'on ouvrage, Juge tous les mortels avec d'égales lois, Et du haut de son trône interroge les rois. Deux des accents occupent nécessairement une place déterminée : le sixième et le douzième pied. Mais les autres sont mobiles ; et c'est un grand élément de va- riété dans la cadence de l'alexandrin. Dans ce jeu des syllabes accentuées Racine a excellé d'instinct. Il rime plus richement qu'aucun de ses contempo- rains. On peut citer dans son théâtre de longs morceaux oii ne paraissent guère que des rimes riches, par exem- ple dans les premières scènes du troisième acte de Bri- tannicus. Naturellement, comme chez tous nos poètes classi- ques, le vers est toujours coupé à l'hémistiche. Quand il n'a pas d'autres césures, il a beaucoup d'ampleur et de sonorité : c'est le rythme par excellence de la pé- riode. Comme c'est la physionomie ordinaire de l'a- lexandrin, il n'y aurait pas à s'y arrêter, si de cette coupe monotone Racine n'avait souvent tiré des effets curieux. Il s'en sert, par exemple, quand il veut peindre le silence de l'aurore : BACINE A peine un faible jour vous éclaire et me guide, Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans TAulide. Avez-vous dans les airs entendu «pieNjue bruit ? Les vents nous auraient-ils exauces cette nuit? on rimmobilité d'une mer calme : Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port. Il fallut s'arrêter, et la rame inutile Fatigua vainement une mer immobile ; ou la langueur de IMiôdre : Je ne me soutiens plus ; ma force m'abandonne. Ordinairement Racine donne à l'alexandrin beaucoup plus de souplesse. Il en varie la coupe à l'aide des césu- res secondaires, qu'il place surtout au commencement du vers, rarement après le premier et le cinquième pied, très fréquemment après le second, le troisième et le quatrième : Frappe, | ou si tu le crois indigne de tes coups.... J'aime. | Ne pense pas qu'au moment que je t'aime... Il mourut. I Mille bruits en courent à ma honte... Prends soin d'elle : l ma haine a besoin de sa vie... Nous séparer? | Qui? | moi! Titus de Hért-iiice?... Même dans le second hémistiche, Racine a des césures fort heureuses, surtout après le huitième, le neuvième et le dixième pied, quelquefois après le septième et le onzième : Si toutefois on peutl'être, | avec tant d'ennuis... Il faut que vous soyez, instruit, | même avant tous... J ai voulu te paraître odieuse, ] inhumaine... FI que me direz-vousqui ne cède, | grands Dieux!... Je connais l'assassin. — Et qui, madame ? | — Vous... Amsi les césures peuvent occuper dans le vers n'im- LE RYTHME porte quelle place. Parfois elles coupent l'alexandrin en quatre parties égales: Mais tout dort, | et l'armée, | et les vents, | et Neptune; ou en quatre parties inégales : Ma gloire, | mon amour, | ma sûreté, | ma vie... J'aime. | A ce nom fatal, | je tremble , j je frissonne. Le plus souvent, les césures sont disposées de façon à morceler l'un des hémistiches, en laissant à l'autre toute sa sonorité : Presse, | pleure, \ gémis; | peins-lui Phèdre mourante... Mais fidèle, | mais fier, | et même un peu farouche. Charmant, | jeune, | traînant tous les cœurs après soi... Muet, j chargé de soins, j et les larmes aux yeux... Il avait votre port, j vos yeux, | votre visage... La douceur de sa voix, | son enfance, | sa grâce... J'ai trouvé son courroux chancelant, ( incertain... Et périssez du moins en roi, | 's'il faut périr. On voit que l'harmonie du vers racinien n'a rien de monotone. Sans manquer jamais aux règles fondamen- tales de l'alexandrin, le poète le renouvelle sans cesse par l'habile emploi des césures secondaires. C'est par des procédés analogues qu'il évite l'unifor- mité dans la liaison des vers. On ne trouve guère de long morceau oii tous les alexandrins s'acheminent deux à deux, ou isolément, avec la même régularité. Tantôt un vers empiète sur le précédent : Et s'il m'écoute encor, madame, | sa bonté Vous en fera bientôt perdre la volonté. Tantôt c'est le premier vers qui semble se prolonger dans le second. Racine manie l'enjambement avec beaucoup de bonheur et de liberté. Il a fréquemment des rejets de trois et quatre pieds : RACINE Je confossorai tout, exils, assassinats, Poisoi» nH'Muo. I I/aiinable Bérénice entendrait de ma boucho Qu'on l'abandonne ! | L'enjambement s'étend quelquefois jusqu'à Iac(''siirc principale ; même il envahit le second liémisliclie : Je lai trouvé couvert d'une alîreuse poussière, Révolu de lambeaux, tout pâle. | Le rejet a d'autant plus de relief qu'il tombe après une plus longue série d'alexandrins uniformes : Et tout l'or de David, s'il est vrai qu'en effet Vous gardiez de David quoique trésor secret; Et tout ce que des maiusde celte reine avare Vous avez pu sauver et de riche et de rare, Donnoz-le. | ' Quelquefois le poète interrompt tout à coup le mouve- ment d'une période en jetant une césure dans le der- nier hémistiche : Quiconque ne sait pas dévorer un affront, Ni de fausses couleurs se déguiser le front. Loin de laspecl des rois qu'il s'écarte, | qu'il fuie! V Mais le procédé le plus habituel consiste à morceler, ;\ l'aide de césures secondaires ou d'un rejet, l'avanl- deniier vers pour augmenter encore la sonorité du der- nier : Ainsi ce roi, qui seul a, durant quarante ans. Lassé tout ce (lueHoine eut de clicls iuiporlanls, El qui, dans lOrient balanranl la fortune, Vengeait de tous les rois la querelle coininune, Mrurt, I et laisse après lui, pour venger son trépas, Deix fils infortunés qui ne s'accordent pas. Variété des coupes. em[)loi des césures secondaires LE RYTHME 225 et_de renjambement, tels sont les moyens très simples qui suffisent à Racine pour soutenir et renouveler tou^ jours l'harmonie du vers "SëliT période et de IsTtirade. Il a su assouplir l'alexandrin et en varier le rythme sans jamais le défigurer ou le briser. Pour bien saisir toutes les ressources de Racine dans sa versification, il faut le voir à l'œuvre dans ses poé- sies lyriques, surtout dans les chants d'Esther et d'^- tha lie. Comme il nous le dit lui-même, il a voulu imiter les chœurs des tragédies grecques. Bàtons-nous d'ajou- ter qu'au xvn® siècle on ne soupçonnait guère la struc- ture rythmique d'une strophe de Sophocle, et que d'ail- leurs il serait tout à fait impossible d'en reproduire les combinaisons avec nos langues modernes où la quan- tité est presque toujours incertaine. Aussi Racine n'a-t-il pu imiter que les apparences du lyrisme grec. Cette restriction faite, il faut reconnaître qu'il y a mer- veilleusement réussi. Dans Racine, comme dans Euripide ou Sophocle, le chœur est vraiment un personnage du drame : il se mêle souvent à l'action, il interroge, il donne la répli- que. Aussi beaucoup de scènes sont-elles en partie déclamées, en partie chantées. On peut citer comme exemple, dans Esther, la dernière scène du second acte, oh Elise alternativement cause et chante avec les jeunes Israélites. Dans les pièces bibliques de Racine, comme dans les tragédies grecques, les chants sont dirigés par un chef du chœur. Dans Esther, c'est Elise qui remplit ces fonctions de coryphée ; dans Athalie, c'est Salomith. Le coryphée, ou, à son défaut, l'un des personnages du drame, Esther ou Joad, donne le signal des chants. En voici la forme la plus simple. Une voix seule entonne un couplet ; tout le chœur y répond, soit par le même couplet répété tout entier ou en partie, soit par d'autres paroles sur le même sujet et sur un rythme analogue. On trouve même chez Racine un souvenir de ces demi- 10* 22^ RACINE clui'm's (|iii(l;uis les pit'cos i^rccijiics se r«''|t()iMla"Mii sjir le iiitMiic air. SeiiliMiienl ici los doux moilirs du rlid'nr sont remplacées par doux voix {At/mlic, aclo 111, scène vm ). Souvont la structure se complique. Voici, par exemple, comment est faite la seconde ?>cbx\o A' Esther: une voix seule; une autre voix; les deux voix ensemble; tout le chœur; le coryphée; la première voix; tout le chœur; la seconde voix ; tout le cliduir. Racine varie à l'infini ces combinaisons. l\irfois il fail intervenir jusqu'à quatre ou cinq voix. Mais ce qu'on remarque partout chez lui, romm»* choz les poèh'S grecs, c'est la préoccupation de la symélrio. EMe se marque fréquemment dans l'intérieur d'un môme cou- plet, par une sorte de refrain : Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis, Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie. Dans les craintes, dans les ennuis. En ses bontos mon àme se confie. Veut-il par mon trépas que je le glorifie? Oue ma bouche et mon co'ur, et tout ce que je suis, Kcndent honneur au Dieu qui ma donné la vie. Toujours les voix se répondent; le cluour inlorvioni ;\ des intervalles réguliers ; tout couplet en appelle un autre qui semble le compléter. Si l'on oublie un ins- tant la structure intime du lyrisme grec, on a vraiment l'illusion d'un chœur d'Euripide. Et c'est mervaille d'avoir pu produire ces ellels avec une langue et une versification si dilférentes. Ce qu'on distingue à première vue dans une ode grecqup, c'est l'inégalité des v«^rs et la symélrio dos slrophos. Tels sont aussi les doux principes fjui domi- nent chez Racine la versification lyrique. Il use d'une enliore liberté dans le choix des rythmes; mais dans toute strophe il a soin de reproduire au mrtins (juohjuos élé- ments des strophes correspondantes, soit un refrain, soit la mesure de plusieurs vers, soit môme le tour et l'idée. LE RYTHME 227 On trouve dans ces chœurs une extraordinaire vari<^tc de rythmes. Quelquefois c'est une série régulière d'alexandrins : Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore Verrons-nous contre toi les méchants s'élever? Jusque dans ton saint temple ils viennent te braver : Ils traitent d'insensé le peuple qui t'adore. Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore Verrons-nous contre toi les méchants s'élever ? Le plus souvent les strophes sont des combinaisons heureuses de vers de toutes mesures. Voici un couplet plein de gaieté et de mouvement : Rions, chantons, dit cette troupe impie ; De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs, Promenons nos désirs. Sur l'avenir insensé qui se fie. De nos ans passagers le nombre est incertain : Hàtons-nous aujourd'hui de jouir de la vie ; Qui sait si nous serons demain ? Voici maintenant une strophe grave et menaçante, oii passe toute la poésie des Livres saints: 0 mont de Sinaï, conserve la mémoire De ce jour à jamais auguste et renommé, Quand, sur ton sommet enflammé, Dans un nuage épais le Seigneur enfermé Fit luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire. Dis-nous pourquoi ces feux et ces éclairs, Ces torrents de fumée, et ce bruit dans les airs, Ces trompettes et ce tonnerre ? Venait-il renverser Tordre des éléments ? Sur ses antiques fondements Venait-il ébranler la terre ? Dans la versification lyrique^ Racine a fait de vraies trouvailles. Voici un curieux exemple de rythme ascen- dant: 228 RACINR Rompez vos fers, Tribus mpfivcs; Troupes fugitives, Repassez les monts et les mors ; Rassemblez-vous des bouts de l'uuivers. Voici un rythme descendant: Dieu descend et revient habiter paimi ikmis : Terre, frémis d'allégresse et de crainte. Et vous, sous sa majesté sainte, Cieux, abaissez-vous ! Ailleurs ces deux rythmes se combinent dans un m(^mc couplet : Que vous semble, mes sœurs, de l'état où nous sommes ? D'Esther, d'Aman, qui le doit emporter ? Est-ce Dieu, sont-ce les hoiiinxîs. Dont les œuvres vont éclater ? Vous avez vu quelle ardente colère Allumait de ce roi le visage sévère. II faut remarquer surtout la parfaite concordance de l'idée et du rythme. S'aeit-il d'une vérité générale? la strophe devient solennelle : On peut des plus grands rois surprendre la justice. Incapables de tromper. Ils ont peine perspectives : Que son nom soit béni ; que son nom soit chanté. Que l'on célèbre ses ouvrages UNITÉ DE l'œuvre 229 Au delà des temps et des âges, Au delà de l'éternité. Cet accord constant de la strophe et de la pensée, cette prodigieuse variété du rythme, cette symétrie jamais monotone, cette liberté de l'invention, voilà ce que Racine avait appris des Grecs et ce qu'il a su repro- duire en notre langue avec autant de hardiesse que de goût. Ces chœurs à'Athalie et à'Esther révèlent, non seulement un grand poète, mais encore un versificateur de premier ordre, un incomparable ouvrier en l'aftdes vers. Ici se déploie librement le génie inventif que nous avons déjà vu à l'œuvre dans le maniement de l'alexandrin. IV UNITÉ DE L'CEUVRE. — CONCLUSION. Rythme ou style, structure ou conception du drame, tout dans ce théâtre concourt à produire une impres- sion très nette de force tranquille et d'harmonie. Racine possède nombre de facultés éminenles : la sensibilité, l'esprit, l'imagination, l'énergie, l'éloquence. Une seule de ces facultés eût suffi sans doute pour le mettre au premier rang ; peut-être même, isolée^, eût-elle tout d'abord frappé davantage. Mais ce qui est extraordi- naire ici, c'est l'équiHbre de ces qualités brillantes qui se contiennent l'une l'autre et que maîtrisent toujours la conscience littéraire, le sentiment des proportions, le goût de la mesure et du solide. Racine cache ses richesses et ses audaces avec autant de soin que d'autres mettent à les étaler. Il apporte de grandes nou- veautés, et pourtant il ne prétend rien bouleverser. Il s'en tient aux sentiments les plus généraux de i'âme humaine, aux formes consacrées de la tragédie, à la langue et à la vorsificalion do son lonips. Mais do ces éléments ordinaires ot si simples il lire des effets très neufs, à force de logique et d'art. Toujours il domine son œuvre, où chaque détail est subordonné à l'en- semble. Il faudrait peut-être remonter ius(|u'aux drecs pour trouver clie/ un poète un si parfait aecoid de la forme et du fond, tant d'élégance et de simplicité dans la hardiesse, tant de variété dans l'harmonie, tant de nuances et d'imprévu dans l'unité. Vivement contestée par les partisans de Corneille et les survivants de la Fronde, la tragédie de Racine fut acclamée par la jeune cour et la nouvelle école, par tous ces illustres gens de lettres contemporains de Louis XIV qui allaient devenir les vrais classiques de la France, les plus complets représentants de son génie littéraire. Pendant toute la première moitié du xvui* siècle, le théâtre de Racine fut considéré comme la perfection suprême de l'art dramatique. Il contribua beaucoup à orienter la poésie moderne, même toute la littérature d'imagination, vers l'analyse presque exclu- sive des passions de l'amour. Mais il est à remarquer qu'en admirant Racine, et en croyant l'imiter, on rompait réellement avec son système dramatique: les auteurs tragiques, Voltaire en tête, revenaient à la tradition de Corneille et subordonnaient les caractères à l'intrigue. Cette tendance se marqua mieux encore dans la seconde moitié du xvni' siècle : on repoussa hautement la méthode de Racine et de Molière; le mot d'ordre de Diderot, de Sedaine et de Beaumarchais fnt de peindre au théâtre des situations et des conditions. Ce qui compromit bien plus la gloire de Racine, ce fut, aux temps de la Révolution et sous le premier empire, la maladresse et la foi obstinée de ses derniers imita- teurs. Aussi l'Ecole romantique ne ménagea guère l'auteur de BritminicKs et iVAthalie, en qui elle croyait reconnaiire le [dus dangereux de ses adversaires. Mais CONCLUSION 231 toutes ces querelles sont bien loin de nous. De nos jours, la tragédie de Racine a été remise à sa vraie place, parmi les chefs-d'œuvre de l'esprit français. D'ingénieux critiques ont découvert tour à tour de nouvelles raisons de l'admirer. Jamais sans doute on ne Ta mieux comprise qu'aujourd'hui : jamais elle n'a paru plus jeune, plus vivante et plus vraie. TABLE DES MATIÈRES Pages. CHAPITRE T. — L'HOMME 7 I. — L'éducation littéraire et l'éducation mondaine. — L'élève de Port-Royal et le bel esprit 9 n. — Première crise: rupture avec Port-Royal. — Les ;J pamphlets contre Nicole et la Farce des Plaideurs. — T>' Androinaque à Phèdre 15 III. — Deuxième crise : conversion et retraite 26 IV. — Retour offensif de la littérature et du monde.— L'His- toire du Roi. — Racine à la Cour et à l'Académie, 31 V. — L'homme de lettres au service du dévot. — Les chefs-d'œuvre chrétiens : tragédies sacrées, Can- tiques spirituels, Histoire de Port-Royal 39 VI. — Les dernières années : Racine entre Louis XIV et Port-Royal 44 VIT. — Caractère et tour d'esprit 47 CHAPITRE II. — Le SYSTÈME DRAMATIQUE 57 I. — La bataille dramatique. — Amis et ennemis. ... 57 I \ II. — Nouveautés de la tragédie de Racine 74 Y^ '^^ III. — Sa psychologie. — Les caractères 80 ^-\ IV. — Structure du drame 89 CHAPITRE III. — Le théâtre 97 I, / — Vue d'ensemble. — La vérité historique dans le théâ- s"^^ ' . tre de Racine 97 234 TABLE DES MATIÈRES II. — Les Grecs lo.'; III. — 1^8 Romains I'j7 JV. — Les Orientaux 111 V. — Racine et la Bible 162 VM. — Le théâtre de liacine et la société du xvii» piicle. 184 CHAPITRE IV. - L'ABT 197 I. — Hardiesse de la conception . — Simplicité des moyens. — Harmonie de la composition 197 II. — La langue et le style l'0;{ III. — Le rythme 220 IV. — Unité de rœuvre. — Conclasion 229 TABLE DES GRAVURES Pages. Portrait de Racine, d'après Santerre Frontispice, Les Plaideurs, d'après Graveiot 21 Iphigénie. Id. 115 Britannicus. Id. 131 Mithridate. Id. .151 Athalie. Id. . ' 175 t3t:icue de Baciae {reproduction du musée de Versailles). . , , 207 Paris-Poitiers. — Société Française d'Imprimerie et de Librairie. MaUOTHECA La Bibliothèque Université d'Ottawa Échéance DEC 2 8 19^ HiAR 14 1972 The Librory University of Ottawa Dof* dut La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance The LIbrary University of Ottawa Date Due MAR 2 7 1988 ^ t- r |«*<'3 "^ WN301 NOV 2 2 1996 OCr I 0 ;997 0Cr3 0 "1997 V a39003 Q 0 2 1 1 3 6 1 0 b_ ,,i .1